Les chemins du Grand Meaulnes
Causerie au Marché du Berry (place St-Sulpice à Paris) le 15 mai 2004
par Michel Baranger

  • Texte intégral

    Michel Baranger est secrétaire de l'Assocation des Amis de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier.


    Je commencerai par vous lire trois extraits du Grand Meaulnes :

    d'abord dans le chapitre 6 de la première partie, « On frappe au carreau » :

    « Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette,
    il n'y avait que deux balayeurs, qui déplaçaient les tables.
    Je m'approchai du poêle
    pour m'y chauffer paresseusement
    en attendant la rentrée,
    tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait
    dans le bureau du maître et dans les pupitres.
    Il découvrit bientôt un petit atlas
    (du département, peut-on lire dans les brouillons),
    qu'il se mit à étudier avec passion,
    debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau,
    la tête entre les mains.

    Je me disposais à aller près de lui ;
    je lui aurais mis la main sur l'épaule
    et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte
    le trajet qu'il avait fait... »


    puis dans le chapitre 7 de la même première partie, « Le gilet de soie » :

    « Meaulnes,
    qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens camarades,
    était resté, durant la dernière récréation du soir,
    assis sur son banc, tout occupé à établir un mystérieux petit plan,
    en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du Cher. »


    enfin, dans le chapitre 2 de la deuxième partie, « Nous tombons dans une embuscade » :

    « Les quatre adversaires de Meaulnes
    qui avaient piqué le nez dans la neige
    revenaient à la charge pour lui immobiliser bras et jambes,
    lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez,
    et le jeune personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches...
    Le dernier venu, l'homme au lasso,
    avait allumé une petite bougie qu'il protégeait de la main,
    et chaque fois qu'il découvrait un papier nouveau,
    le chef allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il contenait.
    Il déplia enfin cette espèce de carte couverte d'inscriptions
    à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour
    et s'écria avec joie :
    — Cette fois nous l'avons.
    Voilà le plan ! Voilà le guide !
    Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je l'imagine... »


    Vous voyez ainsi où j'ai trouvé le fil conducteur pour écrire ce guide de voyage littéraire en Berry Sur les chemins du Grand Meaulnes avec Alain-Fournier » : ce projet, je ne l'ai pas mené à l'intention des touristes pressés, avides de faire un circuit ou de participer à un rallye. Il m'a paru plus intéressant de leur proposer un itinéraire de flânerie, de leur donner envie de relire le roman, de découvrir les rêves de son auteur, ces « rêves qui se promènent », comme il disait.

    Sans doute est-il nécessaire de rappeler à certains d'entre vous pourquoi Augustin Meaulnes se fait ainsi géographe. Vous savez qu'aux approches de Noël, il s'est évadé de l'école de Sainte-Agathe pendant trois jours, sous prétexte d'aller chercher à la gare les grands-parents de son ami François Seurel. Et quand il est rentré, il n'a rien voulu raconter de son aventure. Ce n'est que vers le 15 février qu'il en entreprend le récit, la nuit, dans la mansarde qu'il partage avec François. Dès lors jusqu'au printemps, tous deux vont unir leurs efforts pour tenter de reconstituer l'itinéraire qui pourrait les ramener jusqu'au Domaine mystérieux et leur faire retrouver la belle jeune fille que Meaulnes y a rencontrée.

    Le grand Meaulnes est ainsi, pour l'essentiel, le roman d'un voyage, d'un grand voyage de presque trois ans, « à la recherche du sentier perdu », selon le titre du chapitre 9 de la deuxième partie. Rappelez-vous que le livre commence par ces mots : « Il arriva chez nous » et se termine par l'annonce d'un autre voyage : « Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau et partant avec elle pour de nouvelles aventures. » Entre les deux, on suit l'évasion de Meaulnes à travers la campagne gelée, son départ précipité pour Paris en quête de la bien-aimée, son retour à Bourges pour tenter de retrouver Valentine, les préparatifs d'un « très long voyage » lorsque François Seurel vient lui apporter « la grande nouvelle » qu'il a retrouvé Yvonne de Galais, son nouveau départ au lendemain de ses noces, à l'appel de Frantz. Augustin n'est d'ailleurs pas le seul voyageur : il y a aussi Frantz de Galais, qui a voulu « être marin pour faire des voyages », comme Fournier lui-même, qui passa quinze mois à Brest pour préparer l'Ecole Navale ; Frantz se fait bohémien par chagrin d'amour et erre avec Ganache sur les routes d'Allemagne. Même François Seurel, le tranquille François : certes il ne quitte guère le pays de Sainte-Agathe, mais à peine délivré de sa coxalgie, le voilà qui s'aventure dans les bois jusqu'à la maison de Baladier ; et quand il est nommé instituteur à Saint-Benoist-des-Champs, il s'en va chaque soir aux Sablonnières, rendre visite à Yvonne de Galais, délaissée par son jeune mari ; et tous deux participent de loin à l'expédition de Meaulnes, en quête de la fiancée de Frantz.

    Bien sûr, il ne s'agit pas des voyages de La Pérouse, mais l'aventure est là, tous les jours, à la sortie de l'école. Ce n'est pas pour rien que l'un des livres favoris des écoliers de la fin du XIXe siècle, et du jeune Henri Fournier en particulier, était Le Tour de France par deux enfants ou l'immortel Sans famille, sans parler de Robinson Crusoé. Bien des traducteurs étrangers ne s'y sont pas trompés : l'une des traductions anglaises a pour titre The Wanderer, tandis qu'une édition roumaine s'intitule Cararea pierduta. Alain-Fournier n'a fait lui-même qu'un seul voyage à l'étranger : deux mois et demi en Angleterre, un séjour marquant d'ailleurs. Il fit aussi quelques démarches pour partir en Chine au Service des Douanes, après son échec au concours de Normale. Mais ce fut un infatigable marcheur, tant pendant son service militaire et ses périodes d'officier de réserve : en Champagne, en Touraine, en Languedoc, qu'à Paris qu'il traversait souvent de bout en bout, la nuit à pied : de la rue Cassini jusqu'à la Bourse ou au Trocadéro.

    Je vous disais tout à l'heure que Le grand Meaulnes est le livre d'un voyage, un roman d'aventure ; en même temps cette affirmation est paradoxale, puisque quarante-trois chapitres du livre sur quarante-six ont pour cadre, ou plutôt pour source d'inspiration un seul département, celui du Cher, avec ses paysages si variés du nord au sud, de La Chapelle-d'Angillon, le village natal aux portes de la Sologne, ce village qui est aussi celui de Meaulnes, sous le nom si proche de « La Ferté-d'Angillon » et dont la Mairie-école garde à l'étage une salle du Conseil, exactement semblable à celle qui est décrite dans le roman, jusqu'à Épineuil-le-Fleuriel, dans le Boischaut aux confins de l'Auvergne : autrement dit « Sainte-Agathe », avec l'école de Monsieur Seurel, aujourd'hui devenu musée, en passant par Nançay, ses forêts, ses brandes et ses étangs brumeux, et Bourges, la ville qui « monte vers la cathédrale..., énorme et indifférente ». Au point que beaucoup de critiques l'ont traité, non sans mépris, de roman régionaliste. Il n'est d'ailleurs pas en si mauvaise compagnie, avec George Sand, Charles-Louis Philippe ou Marguerite Audoux. Et le paradoxe est qu'Alain-Fournier avait quitté son pays natal à l'âge de douze ans et n'y est revenu que pour de courtes vacances, chez sa grand-mère. Mais au moment même où il mettait la dernière main à son livre, en septembre 1912, il rêvait de « passer sa vie » tout près de là, « à l'entrée du bois du gouvernement », c'est-à-dire de la forêt de Saint-Palais.

    Dans une lettre qu'il avait écrite à son ami Jacques Rivière, le 26 décembre 1906 — ils avaient tous les deux vingt ans — il s'efforce de démêler les contradictions de ses attirances et de ses ambitions :

    « Ce pays n'est pas le mien
    parce que aucun pays n'est le mien,
    si ce n'est peut-être le bourg où je suis allé en classe et au catéchisme.
    [...]
    Merveilleux pays de mon cœur,
    Fez la lointaine n'est pas plus belle, ni plus ancienne,
    ni plus enfouie dans le mystère que vous.
    [...]
    Et pourtant il m'a semblé, ces jours derniers,
    qu'enfin l'immensité de ma petite campagne ne me suffisait plus.
    Pour qui saurait l'isolement, la gravité et le tendre ennui
    de cette haute maison dont je sors si peu,
    pour qui saurait l'insignifiance de la campagne d'alentour,
    la surprise serait minime
    et d'avoir résisté jusqu'ici je paraîtrais quelque peu ridicule...
    Mais je suis celui qui sait l'immensité
    et le mystère de toutes les vies.
    Je me disais un jour,
    que je serais le « nocturne passeur des pauvres âmes », des pauvres vies.
    Je les passerais sur le rivage de mon pays
    où toutes choses sont vues dans leur secrète beauté.
    [...]
    Partir et n'arriver jamais.
    Souffrir de l'inconnu, s'enivrer de toucher le mystère,
    souffrir de ne pas s'habituer.
    Partir, repartir, dormir sous le ciel, enveloppé de laine,
    sur des places de ville,
    repartir, caravanes, caravanes ! »