La signification de Bernard Buffet
Article et préface


  • Rédaction
    [ ? ].


  • Manuscrit
    2 feuilles manuscrites, au crayon noir, avec des corrections, sans indication de lieu ni de date ; 27,3 x 21 cm.
    Le texte porte le titre : La signification de Bernard Buffet.
    Conservation : Fonds Simenon (Liège, Belgique).


  • Publication d'une préoriginale
    In « Jour de France », n° 222 du 14 février 1959 ; pages 24-31 ; illustrations en couleurs et en noir-blanc ; 35 x 26,5 cm.
    Le texte est publié sans titre, mais avec la précision : Echandens, le 1er février 1959.


      [Sans titre], article de Georges Simenon consacré à Bernard et Annabel Buffet, 1959.
    Publication en préoriginale.




  • Edition originale
    In Bernard Buffet - Œuvre gravé : lithographies 1952-1966.
    Achevé d'imprimer : juillet 1967.
    Paris, Mazo ; préface de Georges Simenon ; 177 pages ; illustrations en couleurs et en noir-blanc ; 31,5 x 24,5 cm.

    Tirage de tête
    125 exemplaires sur vélin d'Arches, numérotés à la presse, et comportant deux lithographies originales supllémentaires de Bernard Buffet, signées par l'artiste.

    Le texte est publié sans titre ni date. Quelques paragraphes ont été supprimés par rapport au manuscrit et à la publication en préoriginale.

    L'illustration de la couverture est la même pour les deux tirages (de tête et courant).


      Bernard Buffet -Œuvre gravé, 1967.
    Préface de Georges Simenon.
    Edition originale.


  • Remarque(s)
    La signification de Bernard Buffet est le second des deux textes que Simenon a consacrés au peintre français. Le premier s'intitule « Mon cher Buffet... ».

    Bernard Buffet : quelques repères biographiques.

    Voir aussi : Jeux de dames, un portofolio comprenant des lithographies de Bernard Buffet, dont un exemplaire est dédicacé par l'artiste à Georges Simenon.


  • Réédition(s) en français
    In Simenon.
    Lausanne, L'Age d'Homme, 1980 ; « Cistre essai », n° 10 ; pages 259-260.
    Le texte est publié dans son intégralité.


      Simenon, 1980.
    Réédition du texte consacré à Bernard Buffet, sous le titre : Hommage à Bernard Buffet.


  • Texte intégral
    Les éléments de textes qu'on trouve dans l'article publié le 14 février 1959 (in « Jour de France »), et qui n'ont pas été repris pour la préface de l'ouvrage consacré à Buffet par les éditions Mazo (1967), apparaissent ci-après en italique.

    Il y a fort peu de temps, en somme, qu'un adolescent pâle et long, trop timide pour discuter de la vie et des hommes avec des camarades, trop tourmenté pour s'assoupir dans le rêve, s'enfermait dans sa chambre et, à coups de pinceaux cruels, s'efforçait de se débarrasser de ses fantômes.

    Voilà quelques semaines, le même jeune gomme, traqué par la presse internationale, par la radio, la télévision et les photographes, devait user de ruses, raser les murs comme un malfaiteur, pour rejoindre, la nuit tombée, dans une mairie de village, celle qu'il avait choisie, et pour l'épouser.

    Demain, à Paris, la foule se pressera dans une galerie pour voir les toiles que Bernard Buffet a rapportées de New York, tandis qu'Annabel publiera son premier roman.

    Entre des dates, très peu d'années, je l'ai dit, mais quelques années suffisent pour qu'un homme entre dans la légende, qu'il cesse de s'appartenir et devienne une sorte de propriété publique.

    Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que le phénomène se produit et je me demande si, chaque fois, les contemporains irrités et mal renseignés, n'ont pas tendance à se méprendre sur sa portée et sur sa signification.

    — On en parle trop ! soupirent les uns.
    — C'est un coup monté par les marchands de tableaux, insinuent ceux qui font profession de tout savoir.

    La vérité me paraît si simple, à moi, et, pourquoi ne pas le dire, si émouvante.

    L'adolescent enfermé dans sa chambre ignorait, lorsqu'il peignait des toits, des visages incapables de sourire, puis les corps torturés qui, après une guerre, hantaient les jeunes imaginations, l'adolescent ignorait, dis-je, que d'autres que lui, rares d'abord, bientôt de plus en plus nombreux, retrouveraient dans ces images l'écho de leurs propres hantises.

    Il n'apportait pas une nouvelle technique picturale, ne défendait aucune théorie, n'ambitionnait pas de fonder une école, se contentait d'exprimer du mieux qu'il pouvait, jour après jour, ce qu'il croyait avoir à dire.

    Le vrai phénomène, le miracle, ce n'est pas qu'après quelques années le peintre ne puisse plus faire un pas, changer de voiture ou de domicile sans que la presse du monde entier s'en préoccupe.

    C'est, à mon sens, que des hommes, toujours plus nombreux, se sont mis à voir le canal Saint-Martin, par exemple, à travers les yeux de Bernard Buffet.

    L'initiation, l'envoûtement pour chacun, a commencé de façon différente : quelques cheminées sur des toits, des arbres dénudés, des choses que nous n'avions jamais regardées, le squelette ridicule et pathétique d'un poisson sur une assiette, ou encore quelques chardons hostiles… Peu à peu, des objets que nous croyons inertes, que nous avions à chaque instant sous la main, se sont mis à nous regarder…

    Bernard Buffet va-t-il promener sa calme tristesse en Bretagne ? Voilà que, non seulement pour lui, mais pour des milliers d'inconnus, la Bretagne lui ressemble.

    Il chemine lentement, en solitaire, et chaque étape nous apporte un nouveau morceau de son univers : le cirque, Jeanne d'Arc, un Paris vide, hallucinant, que nous ne parviendrons plus à oublier…

    Les critiques discutent, les marchands spéculent, les amateurs thésaurisent et les échotiers inventent des anecdotes, mais tout cela n'a rien à voir avec Bernard Buffet qui se faufile, qui s'esquive, ne laissant surprendre parfois qu'un sourire contraint, comme apeuré.

    Ce qui compte, c'est ce qu'on a vu à la Galerie Charpentier quand, à l'indignation de certains, on y a organisé la rétrospective d'un peintre de trente ans : la foule défilant du matin au soir, faisant la queue sur le trottoir comme pour un événement solennel, la vraie foule composée de gens de toutes sortes, d'employés, d'étudiants, de dactylos et de vendeuses, tous cherchant sur les murs le reflet d'un monde qu'ils ont appris à aimer et qui est un peu devenu le leur.

    Demain New York n'aura plus tout à fait le même visage parce que, malgré nous, parfois à notre insu, nous le verrons avec les yeux de Bernard Buffet.

    Après la ville des gratte-ciel, ce sera le tour de… Je ne sais pas. Sans doute l'ignore-t-il lui même. Morceau par morceau, il reconstruit un monde et, plus il avance dans sa tâche un peu effrayante, plus il y a d'autres hommes à le suivre et à se retrouver.

    L'adolescent d'hier est marié et la télévision nous l'a montré, de dos, s'éloignant la main dans la main d'une jeune femme aussi longue et flexible que lui.

    D'elle aussi, la légende a commencé à s'emparer. Elle n'était connue que d'un petit milieu, de ceux que les Anglais appellent la génération furieuse, comme si chaque génération n'avait pas ses Musset et ses Rimbaud en révolte contre un monde dont ils refusent les règles.

    Demain, elle publie son premier roman et la légende va s'épaissir autour d'elle.

    Nous entendrons beaucoup parler d'eux. Mais sans doute les verrons-nous peu et, après que l'actualité les aura traqués une fois de plus, s'éloigneront-ils à nouveau, furtifs, solitaires — une solitude à deux cette fois — afin d'agrandir leur univers et le nôtre.

    Bonne route, Bernard et Annabel !

    Georges Simenon,
    Echandens, le 1er février 1959.


• Apporter une information complémentaire
ou une correction : cliquer ici