« Le grand amour de Pierre Benoit »
Article-hommage

  • Rédaction
    [ ? ].


  • Manuscrit
    [ ? ].


  • Publication d'une préoriginale
    In « Les Nouvelles littéraires », n° 1'801 du 8 mars 1962 ; page 3 ; illustration (photo).







    « Le grand amour de Pierre Benoit », 1962.
    Article-hommage de Georges Simenon, publication en préoriginale.



  • Texte inédit


  • Remarque
    Pierre Benoit : quelques repères biographiques.


  • Texte intégral
    Il y a eu d'abord, bien sûr, un petit garçon court sur pattes, avec une grosse tête et sans doute des yeux déjà pétillants de malice, mais c'était bien avant ma naissance.

    Puis, en 1913, alors que j'étais à mon tour un petit garçon, il y a eu un jeune fonctionnaire de ministère qui écrivait des vers.

    Le vendredi 16 août 1918, Paul Léautaud note dans son journal littéraire :

    J'ai fait tantôt la connaissance de Pierre Benoit, l'auteur de ce roman Kœnigsmark, que le Mercure a publié il y a quelque temps, qui a fait beaucoup parler, et auquel Descaves, comme il nous le disait l'autre jour, se proposait de donner le prix Goncourt cette année.

    …C'est moi qui l'ai reçu… Lui-même très sensible aux souffrances des animaux, sa vie gâchée par tout ce qu'il sait de cela, par tout ce qu'il voit. Ayant des amis du côté de la rue Monge, il a cessé d'y aller, à cause des aboiements des chiens de la Fourrière, qu'on y entend. Il a six chats qui sont les maîtres absolus, dont quelques-uns sont des bêtes recueillies…

    Ce Pierre Benoit de trente-deux ans, qui n'a pas décroché le Goncourt avec Kœnigsmark, je ne l'ai pas connu non plus, ni celui qui devait peu après, avec L'Atlantide, obtenir le Grand Prix du Roman de l'Académie française et connaître un succès de vente encore non égalé.

    Mes premiers romans sortaient de presse qu'il entrait, à quarante-cinq ans, à l'Académie française, et je ne sais à peu près rien de ce Pierre Benoit-là non plus, sinon ce que les journaux en ont dit : un homme comblé, vivant avec plénitude, gourmand de tout, gourmet plutôt, avec toujours dans le regard la même pointe de malice.

    Peu avant la guerre, nous nous sommes rencontrés une fois ou deux, au Fouquet's ou ailleurs, et nous n'avons été que modérément curieux l'un de l'autre.

    Par les journaux, encore, j'ai appris que le diable se faisait ermite, que l'homme mûr, las des aventures tempétueuses, épousait une jeune femme de la grande bourgeoisie provinciale.

    J'ignorais que ce nouveau Pierre Benoit allait devenir mon ami, que lui et Marcelle, sa femme, seraient un jour le couple le plus proche du nôtre.

    Nous n'avons pas eu la joie de partager leurs années heureuses, car nous vivions alors en Amérique.

    Nous avons eu par contre, le privilège de connaître la plus belle histoire d'amour du romancier qui écrivit tant d'histoires d'amour.

    Voilà plus de dix ans, mon cher Pierre, que tu sais ta femme condamnée, que tu t'efforces, devant elle, de vivre comme si de rien n'était, en soupçonnant que, de son côté, elle est au courant de son état.

    Pendant dix ans, vieillissant, devenu fragile et maladroit de ton corps, tu n'as eu d'autres préoccupations que Marcelle, que le bonheur de Marcelle, l'illusion de bonheur de Marcelle.

    Et elle, de son côté, n'a pensé qu'à te permettre de mener une existence normale.

    L'âge, mon cher Pierre, pesait de plus en plus sur toi et ton seul souci, désormais, était de donner à celle qui se mourait lentement à ton côté un peu de joie.

    Vous trichiez tous les deux, si on peut appeler tricher ce sourire pour créer l'illusion.

    Les opérations se succédaient sans apporter le moindre espoir.

    Dix ans. La vie extérieure qui continue, parce qu'il le faut. L'Académie, les polémiques, les dîners en ville, les clowneries pour la presse.

    Et, pendant ces dix années-là, il n'existait rien d'autres au monde pour toi, cher Pierre, que Marcelle, que la façon dont elle avait passé la nuit, qu'un mieux sans lendemain, que le froncement de sourcils d'un médecin.

    Je vous ai vu arriver tous les deux dans une clinique de Lausanne, où vous viviez dans la même chambre, Marcelle encore jeune mais condamnée, toi, la démarche difficile, oubliant ton vieillissement pour la soigner.

    Nous vous avons rendu visite chaque jour. Ta femme nous suppliait de t'emmener pendant une heure ou deux afin de t'arracher à l'oppressante atmosphère de l'hôpital.

    Elle ne se doutait pas que, pendant ce temps-là, tu ne faisais que parler d'elle.

    Mes enfant t'avaient adopté comme un oncle. Ma fille t'avait chargé de remettre à Marcelle un de ses jouets préférés, un gros lapin en peluche baptisé Serpolet.

    Il se fait que Serpolet a été jusqu'au bout le compagnon de ta femme. Un soir, elle t'a demandé, trop lasse pour tricher encore :

    — Emmène-moi vite, cette nuit même. Je veux mourir en France.

    Tu fus dans l'ambulance avec elle et une infirmière. Serpolet était du voyage aussi et, la frontière à peine franchie, Marcelle est morte dans la voiture qui a continué sa fuite jusqu'au pays basque.


    22 juin 1960.

    Cher Georges,
    Ne me laisse pas sans nouvelles. Moi, je suis en effet dans mes projets de revenir là-bas, pour revoir Lausanne, et le petit village de Savoie où la pauvre Marcelle est morte le 28 mai, à six heures du matin. Tâche de ton côté de l'identifier - c'est un petit village du nom de Jussy, entre Genève et Annecy. Je le reconnaîtrais entre mille. Après le second poste frontière français. Tu le trouveras sur la carte 74 Michelin. Une carte d'état-major serait préférable.

    Quand ta chère petite fille viendra nous voir, elle sera reçue par Serpolet dans toute sa gloire…


    28 août.
    …Ne t'en fais pas pour ma santé. Elle vaut mieux que je vaux moi-même…

    …Bientôt, je vais revenir, fin octobre sans doute, pour élever une petite croix, entre Jussy et Cruscelles, sur la route d'Annecy, à l'endroit où elle est morte…

    25 septembre.
    …Je crois que je ne remettrai jamais de mon chagrin. Il faut en prendre son parti. La vérité est que je ne me croyais pas si sensible…

    8 novembre.
    …Je n'ai plus rien. Je n'aurais jamais cru qu'on puisse être si seul dans la vie.

    …J'ai commencé un roman. Que vaudra-t-il ? Je l'ignore. Il a pour titre Les Amours mortes. Aurait-il pu en avoir un autre ?…


    Il m'avait confié qu'il voulait écrire, à la mémoire de Marcelle, en quelque sorte, ce dernier roman qui a dû dérouter bon nombre de ses lecteurs.

    Pierre, comme il l'avait annoncé, est revenu à l'endroit où elle est morte. La croix a été plantée, un service célébré. Il a revu la chambre de la clinique où ils ont passé la dernière partie de leur vie à deux, parlé d'elle avec les médecins, les infirmières.

    Il a déjeuné chez nous, souri à mes enfants, donné à ma fille des nouvelles de Serpolet.

    Rien ne l'intéressait plus que le souvenir.

    Il n'avait plus envie de vivre et il trouvait le temps long.

    Il envisageait sa fin sans romantisme, sans regrets, avec un pétillement de malice - et d'indulgence - dans les yeux, en homme qui a tout connu, tout vécu, y compris et surtout, à l'âge où on ne l'espère plus, un grand amour : de brèves années de bonheur et de longues années d'angoisses et de soins.


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