Valérie s'en va
[Les larmes à l'estragon]
Nouvelle

  • Rédaction
    Fontenay-le-Comte (Vendée, France), en 1941 [ ? ].


  • Manuscrit
    [ ? ].


  • Publication d'une préoriginale
    Dans l'hebdomadaire « Gringoire », n° 639 du 6 mars 1941 ; p. 6 ; sous le titre Les larmes à l'estragon.







    Les larmes à l'estragon, 1941.
    Publication en préoriginale.



  • Edition originale
    In Le bateau d'Emile (Paris, Gallimard, N.R.F., 1954).


  • Réédition(s) en français

    Nouvelle recueillie en volume in L'homme à barbe et autre autres nouvelles (Bruxelles, L. Pire, 2008 ; coll. « Espace Nord », n° 284).


  • Edition(s) collective(s) en français
    Liste non exhaustive

    In Œuvres complètes (Lausanne, Editions Rencontre, 1967-1973) - tome 26.
    In Tout Simenon (Paris, Presses de la Cité, 1988-1993) - tome 25.
    In Tout Simenon (Paris, Omnibus, 2002-2004) - tome 25.


  • Traduction(s)
    Liste non exhaustive

    En allemand :
    [ ? ] : [ ? ].

    En anglais :
    [ ? ] : [ ? ] (première édition américaine).
    [ ? ] : [ ? ] (première édition anglaise).

    En italien :
    [ ? ] : [ ? ].


  • Intrigue
    L'univers est comme barré par une gigantesque croix blanche : deux routes blêmes qui se coupent à angle droit. C'est pour cela que l'endroit s'appelle les Quatre-Bras. Comme par hasard, il n'y a que quatre maisons. Sur celle du coin, qui fait l'angle, il est écrit en lettres noires sur fond gris : Conche-Maupré - Epicerie - Débit. Et tout au bout d'un des quatre bras, le village de Foussage (France, village de campagne, dont le nom est inventé par l'auteur).

    Il fait froid ; bientôt Noël. Valérie Conche s'est levée à six heures du matin, pour aller à la première messe. Dans la cuisine, qui lui tient lieu de chambre à coucher, elle s'habille en silence, afin de ne pas déranger sa mère qui dort dans la pièce d'à côté. Juste avant de partir, elle aperçoit sur le sol, contre la porte de la cuisine, la tête de la poupée de Ninie. La fillette de la voisine vient jouer dans le magasin et y laisse souvent traîner cette tête de poupée décapitée, sans crâne, sans yeux.

    Tous les dimanches, malgré ses pieds rendus douloureux par des engelures, elle va à l'église de Foussage. Et tous les dimanches, elle demande à Dieu de faire qu'elle soit un jour couturière en ville…

    De retour au Quatre-Bras, Valérie masse ses pieds endoloris et se repose un moment. Après, elle changera de robe, préparera le déjeuner, soignera les poules et les lapins, ira attacher la chèvre au bord de la route. Puis ce sera le tour de sa mère… La laver, l'habiller, la mettre dans son fauteuil roulant… Soudain, le cours de ses pensées s'arrête. Elle est un moment sans comprendre… La tête de la poupée… Elle se demande si elle rêve… La tête de la poupée n'est plus contre la porte de la cuisine, mais au milieu de la boutique…

    Dans sa chambre, Mme Conche - une vieille au visage rose et bouffi, comme un monstrueux bébé - fait semblant de dormir. Valérie le sait. Elle se tient droite devant son lit et répète durement :

    — Maman… C'est Gérard ?

    Mme Conche joue jusqu'au bout son innocente comédie, tréssaille, ouvre et referme les yeux. D'une voix pâteuse, elle finit par dire qu'elle n'a pas vu Gérard. Son fils. Un vaurien de trente-deux ans, qui n'a pas de travail et auquel il faut sans cesse donner de l'argent pour le sauver des gendarmes.

    Pour s'en assurer, Valérie compte l'argent dans le tiroir-caisse du magasin. Pas un franc ne manque. Du matelas de sa mère, elle tire ensuite le portefeuille usé dans lequel la vieille garde ses onze mille francs d'économies. Pas un billet ne manque.

    Pourtant la tête de la poupée… Pour la déplacer, il a bien fallu ouvrir la porte de la cuisine… Valérie demande alors à sa mère de lui montrer ses pieds et tire le drap : la veille, après l'avoir couchée, elle lui a mis des chaussons propres. Or, sous ces chaussons, il y a de la poussière… Mme Conche n'est pas impotente. Pendant dix ans, par égoïsme, elle a exploité sa fille, qui a sacrifié sa jeunesse pour s'occuper d'elle et tenir l'épicerie.

    Valérie aimerait tant savoir ce que sa mère est allée faire dans la boutique, mais celle-ci pleurniche et se plaint au lieu de répondre. Alors Valérie fait sa valise. A midi, elle sera partie ! Enfin, elle va réaliser son rêve et devenir couturière en ville.

    Des clientes arrivent et il faut les servir... Et puis, il y a le grain qu'il faut donner aux poules... La mère qu'il faut mettre dans son fauteuil... Et toujours cette question qui l'obsède : qu'est-ce que sa mère a bien pu aller faire dans le magasin ?

    Valérie boucle sa valise. Pourquoi sa mère ne veut-elle pas lui avouer ? Il faut encoe répondre à Mme Paillat venue faire ses emplettes. Un paquet de chicorée… Un quart de kilo de sucre… Une bouteille de vinaigre blanc… Une boîte de sardines… Des cornichons… Le bocal est presque vide. Pourtant, elle l'a ouvert trois jours plus tôt… Onze francs six sous… Mme Paillat paie et s'en va…

    Mme Conche tente de se faire oublier… Valérie a compris. Et sa mère le sait. Le docteur Tiskin lui avait pourtant formellement interdit de manger des cornichons. Et la vieille a profité de ce que sa fille était à la première messe pour… Il y en avait plus d'une demi-livre… Valérie pleure sur son lit.

    Il est midi. L'autobus de Vervant s'arrête devant l'épicerie Conche. Valérie est sur le seuil. Elle n'a plus que sa valise à prendre…

    — Pas de commissions, mademoiselle Valérie ?
    — Pas de commissions, monsieur Eugène… A part les fromages que vous devez me rapporter.

    Elle a un sourire amer, presque résigné. Elle referme la porte. Dans la maison, il y a une odeur de plus, mêlée à toutes les odeurs, mais qui aurait pu deviner que c'est l'odeur des larmes ? Car l'odeur des larmes n'existe que pour ceux qui les versent.

    Ces larmes-ci ont un arrière-goût de vinaigre, d'estragon et de cornichon.




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