Simenon et la femme
Conférence de Jules Gheude

  • Texte intégral

    Jules Gheude (né en Belgique en 1946), a débuté sa carrière professionnelle comme professeur de langues germaniques. De 1974 à 1976, il fut attaché de cabinet de François Perin, ministre de la Réforme des Institutions. Séduit par la personnalité de ce constitutionnaliste liégeois, il lui consacra, à deux reprises, une biographie fort remarquée (François Perin, espoirs et désillusions d'un non-conformiste, Liège, Editions Georges Thone, 1981, et François Perin, écrits et mémoires, Gerpinnes, Editions Quorum, 1998).

    Durant dix-sept ans (1983-2000), Jules Gheude dirigea le Département Europe occidentale du Commissariat général aux Relations internationales de la Communauté française de Belgique. Il est l'auteur d'ouvrages et d'articles consacrés à l'évolution institutionnelle de la Belgique (Les Belges… tels quels, histoire d'un problème communautaire en tableaux et plus de 150 caricatures, Bruxelles, Editions Rossel, 1984 et Les Fourons : de l'erreur à l'erreur, Bruxelles, Editions Les Eperonniers, 1989).

    Jules Gheude possède une importante collection consacrée à Georges Simenon. Une première version de " Simenon et la femme " a été publiée en 1988 dans un ouvrage collectif Simenon, un autre regard (Lausanne, « L'Hebdo » et Editions Luce Wilquin, 1988).


    S
    IMENON ET LA FEMME


     
    J'en tirai la navrante conclusion que vivre à deux est impossible, mais vivre seul impensable. Que reste-t-il? L'Amour. A déguster dans la durée comme s'il était provisoire. Et dans l'instant, comme s'il allait durer toujours.

    Pierre Rey, Bleu Ritz



    Un homme comme un autre, tel est le titre que Georges Simenon va donner au premier volume des dictées, ces réflexions et souvenirs confiés, de 1973 à 1979, au magnétophone.

    Mais est-on vraiment un homme comme un autre lorsque l'on a écrit 212 romans populaires et un millier de contes sous 18 pseudonymes, 193 romans, dont 76 « Maigret » sous son propre nom, et que tout cela va être diffusé à plus de 500 millions d'exemplaires et traduit en plus de 100 langues ? Est-on vraiment un homme comme un autre, lorsque l'on a déménagé 33 fois et que l'on avoue avoir connu 10'000 femmes ?

    Rien d'étonnant, dès lors, si plusieurs études consacrées au personnage parlent de cas, d'énigme, de mystère, de phénomène. Car évoluer dans l'univers de Georges Simenon, c'est en quelque sorte évoluer dans l'infiniment grand.

    Pourtant, après avoir sillonné le monde et connu le luxe, l'écrivain belge le plus fécond terminera sa vie dans ce que l'on appellera la petite maison rose de Lausanne, où une même pièce lui servira tout à la fois de bureau, de salon et de chambre à coucher.

    Sans doute faut-il voir là la volonté d'un retour aux sources, d'une identification à ces petites gens dont il est issu et dont il s'est toujours senti si proche : Je suis né humble, chez des humbles, qui m'ont enseigné l'humilité. Cette humilité, je l'ai gardée envers et contre tout. (1)

    Chez Simenon, succès et gloire n'ont pas toujours rimé avec bonheur. Deux mariages ratés et le suicide d'une fille laissent infailliblement un goût d'amertume, même si, par nature, l'on pratique l'optimisme.

    Il y une chose que je plains, c'est l'homme seul, très près du désespoir et des complications psychiques, devait-il préciser un jour, lors d'une interview télévisée. Et d'ajouter : L'unité humaine, c'est le couple. J'ai toujours cherché le couple, le vrai.

    Dans Trois chambres à Manhattan, nous trouvons le passage suivant : Il lui était arrivé, surtout les dernières années, de serrer les dents au passage d'un couple qui sentait le couple, d'un couple dont émanait une odeur d'intimité amoureuse.

    Et bien, ce couple authentique, Simenon aura attendu 68 ans pour le connaître. A partir de 1971, en effet, grâce à Teresa, l'un de ces anciennes bonnes, il pourra se déclarer enfin un homme heureux. (2)

    Alors qu'il s'entretenait, en 1977, pour l'hebdomadaire " L'Express ", avec le cinéaste italien Federico Fellini sur le mystère de la création, il lâcha : Vous savez, Fellini, je crois que, dans ma vie, j'ai été plus Casanova que vous! J'ai fait le calcul, il y a un an ou deux. J'ai eu 10.000 femmes depuis l'âge de 13 ans et demi. Ce n'était pas du tout un vice. Je n'ai aucun vice sexuel, mais j'avais besoin de communiquer. Et même les 8000 prostituées qu'il faut compter parmi les 10.000, c'étaient des êtres humains, des êtres humains femelles. J'aurais voulu connaître toutes les femelles. Malheureusement, à cause de mes mariages, je ne pouvais avoir de véritables aventures. Ce que j'ai pu faire l'amour entre deux portes dans ma vie, c'est invraisemblable! " .

    Telle est cette " quête presque sans fin " de la femme que je vais tâcher à présent de retracer et qui amena Simenon à rencontrer finalement l'idéal recherché : la femme naturelle, sans fard, au contact de laquelle l'amour peut se traduire par " tendresse, paix de l'âme et de l'esprit, communion " .

    Touchant à la vie privée de l'individu, le sujet pourrait apparaître tabou. Dans le cas présent, toutefois, les risques d'interprétation abusive sont quasi négligeables dans la mesure où l'intéressé lui-même, au travers d'une abondante production autobiographique, a éprouvé le besoin de dire sa vérité.

    C'est sur cette production - " Je me souviens " (1945), " Pedigree " (1948), " Quand j'étais vieux " (1970), " Lettre à ma mère " (1974), les 21 " Dictées " (1975-1981) et " Mémoires intimes " (1981) - que je me suis essentiellement basé, voulant ainsi éviter toute présentation tendancieuse.

    Et, soucieux de respecter la volonté de l'écrivain, je ne changerai pas " l'idée très simple, très modeste " qu'il avait de lui-même et dont il avait besoin.

    *
    * *

    Peut-être devons-nous bénir le médecin qui, en décembre 1940, diagnostiqua par erreur une angine de poitrine et annonça à Simenon qu'il lui restait tout au plus deux d'existence, et ce à la condition de vivre au ralenti.

    Sans ce médecin, en effet, l'écrivain n'aurait sans doute pas éprouvé le besoin de prendre la plume pour confier à son fils Marc, alors âgé de dix-huit mois, un " pedigree avec le portrait de son père, de ses grands-pères et grands-mères, de ses oncles, de ses tantes, de ses cousins et cousines ". Les cahiers ainsi constitués furent regroupés sous le titre " Je me souviens ".

    Sur le conseil de Gide, Simenon transposa " Je me souviens " de la première à la troisième personne et, amendé sous la forme d'un roman, le récit donna naissance au fameux " Pedigree ".

    D'aucuns, tel l'écrivain britannique Fenton Bresler , ont cru voir dans les relations difficiles que Simenon a entretenues avec sa mère, l'origine d'une sorte de blocage au niveau de la sexualité. Simenon aurait, en quelque sorte, connu toute sa vie la sexualité mal maîtrisée d'un adolescent.

    Aussi est-il particulièrement opportun d'écouter l'intéressé nous décrire l'atmosphère familiale de son enfance. Le père tout d'abord :

    " Il rentre, de son pas lent, élastique. Avec ses grandes jambes, dont le mouvement est aussi régulier qu'un métronome, il revient de son bureau des Guillemins en une demi-heure, et jamais il n'a l'idée de s'arrêter à un étalage. (…)
    Désiré est le plus intelligent, le plus instruit. Il a fait, jusqu'en seconde, ses humanités latines, et c'est lui qui écrit les lettres difficiles pour ses frères et sœurs, voire des voisins. Il est dans les assurances et donne des conseils. Or, rue des Guillemins aussi, il est le principal employé, malgré son âge. Personne ne discute sa supériorité. La preuve, c'est qu'il a la clé des bureaux. (…) Il fait tout minutieusement, avec un égal plaisir. (…) Mon père a choisi la branche incendie, de tout repos, n'exigeant que de rares visites aux clients. Or, c'est à cette époque que les assurances sur la vie ont pris un prodigieux essor. (…) Je suis sûr que le mot " bureau ", dans l'esprit de mon père prend une majuscule. (…) Voilà pourquoi, mon petit Marc, ton pauvre grand-père a été un homme heureux. Heureux dans son ménage, qu'il voulait à sa mesure. Heureux dans la rue, où il n'enviait personne, heureux dans son bureau, où il se savait le premier. (…) Il mange. Il est heureux. Il retire son veston. Pour ceux qui travaillent hors de chez eux, c'est un geste rituel, le signe qu'on est enfin chez soi, libre de rester en manches de chemise. Il s'installe dans le fauteuil d'osier qui craque. Il le fait craquer davantage en le renversant en arrière, à cause de ses longues jambes. Il allume sa pipe, déploie son journal. "

    Simenon, on le perçoit d'emblée, vibre d'affection pour ce père d'où semble émaner une sorte de grâce. Certains l'ont d'ailleurs qualifié de " romancier de la camaraderie paternelle ", tant il est vrai que, même sous-jacent, le thème revient fréquemment.

    Par contre, Simenon a manifestement ressenti l'amour maternel sur un ton mineur. Il lui arrive rarement de l'évoquer, et c'est souvent en termes péjoratifs.

    En décembre 1970, Simenon reviendra à Liège pour assister, durant une semaine, à hôpital de Bavière, à l'agonie de sa mère Henriette. Cette ultime entrevue aura lieu dans une ambiance lourde de reproches contenus. Il suffit de lire la bouleversante " Lettre à ma mère ", publiée en 1974, pour en avoir une idée :

    " Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant. (…) Je ne peux pas m'empêcher de penser que tu savais que je viendrais, que tu m'attendais, mais, comme tu t'es toujours méfié de tout le monde et de moi en particulier, tu avais craint que je ne vienne pas. (…) Car tu ne t'es jamais fait d'illusions. Tu n'as jamais cru personne. Tu as toujours, aussi loin que je puisse aller dans mes souvenirs, soupçonné le mensonge et l'intérêt. (…) En cinquante ans, je n'ai jamais pu te convaincre que je travaillais et que je gagnais ma vie. (…) Je me demande si tu ne m'as jamais pris sur tes genoux. En tout cas, cela n'a pas laissé de traces, ce qui signifie que ce n'est pas arrivé souvent. (…) Ces mots " strict nécessaire " m'ont hanté lorsque j'étais tout enfant. Je les considérais comme une insulte à mon père car, si mon père t'avait épousée et avait fondé une famille, c'est qu'il était capable de prendre ses responsabilités. (…) Cette méfiance quasi innée que tu as eue à mon égard, aussi loin que je peux me souvenir, c'est-à-dire dès ma tendre enfance, je ne l'ai jamais comprise et elle a probablement contribué à dresser une sorte de barrière entre nous. On aurait dit que tu me soupçonnais toujours des pires méfaits et, si mon frère Christian, plus jeune que moi de trois ans, se mettait à pleurer, tu te tournais vers moi en me demandant : - Que lui as-tu encore fait? Je ne lui avais rien fait du tout. Il pleurait pour une raison étrangère à moi. Je me demande maintenant s'il n'était pas nécessaire qu'il y ait un vilain dans la famille, et ce vilain, c'était moi."

    Dans le roman " Noces de Poitiers ", voici en quel termes est présentée la mère : " Elle devine… Même si ce n'était pas vrai, elle le penserait… Quand il s'agit de moi, elle suppose toujours le pire… "

    Mais revenons à la " Lettre à ma mère " : " Deux de tes sœurs au moins étaient aussi nerveuses que toi, nerveuses et impressionnables à l'excès, ce qui ne veut pas dire déséquilibrées, bien que l'une soit morte dans ce que l'on appelait alors un asile d'aliénés et l'autre, vers la quarantaine, d'avoir trop bu. (…) J'ai encore des crises de somnanbulisme à mon âge, ce qui est très rare. (…) Est-ce de toi que cela vient? C'est probable, car mon père était un homme calme, que je n'ai jamais vu nerveux et qui n'a jamais perdu le contrôle de lui-même. (…) - Quand je pense que tu n'as même pas souscrit une assurance-vie! Cette phrase-là, je l'ai entendue maintes fois quand tu étais d'humeur chagrine. Désiré ne disait rien et détournait la tête, car c'était la seule chose qu'il pouvait faire. Je l'ai su plus tard, quand il est mort à quarante-cinq ans d'une angine de poitrine, par son médecin. A vingt-cinq ans, il était déjà atteint, en tout cas il présentait pour les compagnies d'assurances, y compris celle dans laquelle il travaillait, ce que l'on appelle plus ou moins élégamment " un mauvais risque ". Il s'est tu jusqu'au bout. Je ne t'en veux pas. (…) Tu as mis en façade un petit écriteau : " Chambres meublées à louer ". (…) Je me demande en te regardant, si frêle dans ton lit, si c'était de la cruauté de ta part. Tu devais connaître le caractère de mon père. C'était un homme qui tenait à sa tranquillité, à son fauteuil de rotin qu'il retrouvait le soir, à ses pantoufles, à la lecture de son journal. (…) Je t'en ai voulu. Tout enfant, j'ai senti qu'une sorte de déséquilibre s'était établi dans la maison où tu comptais seule, où tu travaillais dur, du matin jusqu'au soir, où tu t'usais les mains à faire de grosses lessives, et l'homme qui, rentrant chez lui, trouvait souvent son fauteuil occupé par un Polonais ou un Russe, son journal entre les mains d'un autre. Je sais maintenant qu'il n'y a jamais eu méchanceté de ta part. Tu suivais ton destin comme l'oncle au château, et rien, aucune sensibilité ne pouvait se mettre en travers. (…) Par exemple, une scène que je n'ai jamais pu effacer de ma mémoire a marqué ma jeunesse. Je devais avoir douze ou treize ans. (…) Tu as eu une de ces crises de nerfs comme tu en avais fréquemment avant nos promenades du dimanche après-midi. Tu t'es précipitée sur moi, incapable de te contrôler. Je ne comprenais pas les paroles que tu prononçais, car, d'instinct, tu parlais flamand ou allemand. Tu m'a jeté par terre et tu t'es mise à me piétiner en criant toujours. (…) Mon père, lui, ne m'a jamais giflé, pas plus qu'il n'a giflé mon frère. Si je revois cette scène, c'est sans rancune. La vraie raison, c'est qu'elle aide à expliquer ta personnalité. Longtemps, j'ai vécu dans la crainte qu'un fiacre vienne te chercher comme il était allé chercher ta sœur. Il y avait en toi quelque chose d'excessif que tu ne pouvais pas contrôler mais en même temps il y avait une extrême lucidité. (…) Je ne sais plus où j'étais lorsque je l'ai appris. Etait-ce en France, en Afrique, aux Etats-Unis? Toujours est-il que j'ai reçu une lettre, de ton écriture pointue et nerveuse, par laquelle tu m'annonçais que tu te remariais. Je t'avoue que, sur le moment, cela m'a choqué. Je gardais un tel culte pour mon père que je n'imaginais même pas l'éventualité, pour toi, de le remplacer. J'ai compris lorsque j'ai lu les détails. Tu venais d'épouser un chef de train à la retraite. (…) Enfin, tu recevrais une pension. Enfin, tes vieux jours étaient assurés, quoi qu'il arrive! (…) Lors d'un de mes rares voyages à Liège, tu m'as regardé longuement, avec une attitude soutenue, et tu as prononcé cette phrase que je n'ai pas pu oublier : - Comme c'est dommage, Georges, que c'est Christian qui soit mort. Cela ne voulait-il pas dire que, dans ton esprit, selon ton cœur, c'est moi qui aurait dû partir le premier? (…) Vois-tu, mère, tu es un être des plus complexes que j'aie rencontrés. Souvent, en pensant à toi, j'évoquais le fiacre qui est venu chercher ta sœur. Entre nous deux, il n'y avait qu'un fil. Ce fil, c'était ta volonté féroce d'être bonne, pour les autres, mais peut-être, surtout, pour toi. "

    Dans son analyse de " L'univers Simenon ", le professeur Maurice Piron constate : " Le rôle de la femme est déterminant dans le réseau des rapports humains. Ici encore, par le répertoire des personnages féminins : mères, épouses ou veuves, maîtresses, courtisanes ou vieilles filles, on dispose d'un cadastre complet pour détacher les figures de proue, rechercher les stéréotypes de tel ou tel comportement (celui de la possessivité maternelle, par exemple). Non moins important est le circuit familial, étroitement lié au précédent. Les relations parentales engendrent souvent des situations conflictuelles qui débouchent à leur tour sur une thématique polarisée à ses extrêmes par l'image du père ou par l'image du clan."

    A la lecture de " L'Âne rouge ", l'on se rend compte à quel point Georges Simenon a pu être marqué par une sphère familiale aux contrastes violents. Dans ce roman, publié en 1933, c'est toute son adolescence qui se trouve transposée de Liège à Nantes.

    De même qu'il assuma la fonction de petit reporter chez M. Demarteau, directeur de la " Gazette de Liège ", de même Jean Cholet, le héros du roman, travaille pour M. Dehourceau, directeur de la " Gazette de Nantes ". Et Jean Cholet possède, lui aussi, une mère avec laquelle la communication s'avère des plus difficiles et dont l'insatisfaction permanente tourne à l'obsession :

    " Elle pleurait comme on rit, ou comme on chante, pour rien, pour le plaisir de pleurer. Elle était malheureuse par goût. Elle se plaignait toujours, de tout, de médiocrité, de la méchanceté des gens, de l'ingratitude de sa belle-sœur et de l'intransigeance du voisin qui voulait surélever sa maison et lui voler le soleil de la cour. (…) Elle était petite, maigre et nerveuse. Soudain, elle le saisit au visage, des ongles plutôt que des doigts, et elle cria dans un spasme hystérique. (…) Il y avait déjà longtemps que Mme Cholet n'avait plus avec lui que les conversations indispensables. "

    A l'instar de Désiré Simenon, le père Cholet est comptable dans une compagnie d'assurances et souffre d'une angine de poitrine qui finira par l'emporter. Mais il y a surtout, entre le père et le fils, " une familiarité simple, un amour sans effusion ", la compréhension mêlée de complicité qui se dégage d'un innocent " Bonsoir, père - Bonsoir, fils ".

    " Mère ne peut pas comprendre ". Cette confession de Jean Cholet est en fait, nous l'avons vu, celle de Georges Simenon. Mais suffit-elle à expliquer l'alcoolisme dans lequel les deux hommes se plaisent à sombrer pour chercher ensuite, généralement auprès de professionnelles, à satisfaire une sensualité débridée.

    Prenons, par exemple, ce passage : " Mais elle ne changeait pas sa pose, qui était d'autant plus érotique qu'elle avait les cuisses larges, le ventre puissant, les seins lourds. Tel quel, le corps baignait exactement dans la même lumière grise, sans relief, que sur les photographies pornographiques. Le triangle sombre du sexe se détachait avec la même crudité. (…) - Passe-moi le polissoir qui est sur la table. Il en profita pour toucher un sein qui pesa dans sa main, tandis qu'elle le regardait de bas en haut, curieusement. - Fais comme chez toi! - Parbleu! répliqua-t-il en ricanant. Une bouffée chaude l'avait envahi et il laissait glisser ses doigts le long du torse, atteignant un pubis gras et bombé. "

    Si l'on analyse la sensualité dans l'œuvre de Simenon, on constate qu'elle est omniprésente, lourde et angoissée, toutefois moins obsédante dans la série des Maigret. Bien que des points de suspension remplacent certains mots, le romancier reste cru d'un bout à l'autre de son œuvre. Cru et violent, comme par exemple dans " La neige était sale ". Mais son tact, sa discrétion confèrent à cet érotisme une brutalité dépouillée de vulgarité.

    Sur le plan de la sexualité, Georges Simenon manifestera une belle précocité. A ce sujet, il ne se montrera pas avare de confidences dans " La femme endormie ", l'un des derniers cahiers de dictées :

    J'avais six ans et elle devait en avoir six ou huit. (…) d'une voix honteuse, je lui proposai dix centimes pour me montrer son sexe. Elle l'a fait comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, alors que pour moi, c'était une découverte capitale. (…) dans les années qui suivirent, je risquait des gestes plus osés, en particulier avec des cousines lorsque nous allions à la campagne. (…) Un an plus tard, j'étais au collège et je préparais ma communion solennelle. Près de la chapelle, où j'allais prier devant une statue de la Vierge pendant les récréations, il m'arrivait de m'étendre dans l'herbe près d'une bordure d'œillets blancs dont je crois encore sentir le parfum. Je nageais en plein mysticisme. La Vierge, les œillets poivrés; l'herbe tiède me procuraient une véritable extase, tout comme la petite fille de l'autre bout de la rue qui ressemblait un peu à la statue. Je ne savais pas encore qu'aux prochaines vacances, une magnifique fille de seize ans me déniaiserait et que la Vierge Marie allait être remplacée dans mon esprit par les femmes, par toutes les femmes, par " la " femme. Car, au fond, à part deux exceptions, je n'ai jamais été ce qu'on appelle d'habitude amoureux d'une femme déterminée. J'étais amoureux de toutes, curieux de toutes. "

    Le médecin de famille lui ayant révélé que les jours de son père étaient comptés, Georges Simenon sera amené à abandonner ses études pour se lancer dans ce qu'il est convenu d'appeler " la vie active ".

    Voilà comment, à l'âge de seize ans, le hasard lui fera découvrir le journalisme, excellent terrain d'apprentissage pour le futur romancier qui s'ignore encore.

    Simenon gardera un souvenir ému de son séjour à la " Gazette de Liège " : J'ai vécu pendant trois ans et demi une des périodes les plus exaltantes de ma vie. "

    Cette période, c'est celle de " La Caque ", petit groupe de bohèmes romantiques, qui tentent, à leur manière de refaire le monde :

    " Les membres de La Caque, tantôt une dizaine, tantôt une douzaine, quelque fois seulement trois ou quatre, se réunissaient dans une sorte de grenier d'une de ces ruelles, au-dessus d'un atelier de menuiserie. Il n'y avait pas l'électricité. Une lampe à pétrole nous éclairait. Pour tout mobilier, de vieux matelas, un ou deux fauteuils défoncés et une table boiteuse. Nous apportions chacun une bouteille, soit de vin, soit d'alcool, et certains étaient chargés de fournir les gâteaux secs. Pendant des heures, nous discutions éperdument de questions "essentielles ", de Dieu, de philosophie, d'art, selon les dernières découvertes que l'un ou l'autre d'entre nous venait de faire dans un livre. "

    L'une de ces soirées de La Caque, qui tournent souvent à l'orgie, se terminera de façon tragique, puisque l'un des partenaires sera retrouvé pendu au portail de l'Eglise Saint-Pholien, ce qui inspirera à Georges Simenon les romans " Le Pendu de Saint-Pholien " et " Trois crimes de mes amis ".

    Cette période de La Caque, c'est, comme Georges Simenon le dit lui-même, la période où il se sent " prêt à tous les excès, attiré par tout ce qui est trouble " :
    " Je voyais régulièrement des professionnelles. Je me souviens que, pour une splendide négresse, j'ai échangé la montre de mon père que celui-ci avait gagnée au tir national. "

    Plus tard, lorsqu'il s'adonnera à la création littéraire, Simenon n'aura donc aucune peine à faire jaillir de son vécu les entraîneuses, strip-teaseuses ou autres filles de joie : " Comment aurais-je créé des dizaines, peut-être des centaines de personnages féminins dans mes romans sans ces aventures de deux heures ou de dix minutes? "

    Extrait du roman " Le riche homme " : " Il avait la réputation d'un coureur de jupons et c'est vrai qu'il l'avait été dès l'âge de quinze ans. En une trentaine d'années, n'avait-il pas couché, ne fût-ce qu'une fois, à la dérobée, avec une bonne moitié des femmes de Marsilly? C'était plus fort que lui. Il avait envie de toutes les femmes, peut-être parce que cela le rassurait. Mais le rassurait à quel propos? Qu'est-ce qui pouvait encore l'inquiéter ou le tracasser? "

    Sa vie durant, Simenon aura besoin de professionnelles comme de pain et, dans " La femme endormie ", il en parle avec un respect teinté de tendresse : " D'abord, elles ont le courage de se montrer telles qu'elles sont, sans honte et sans explications oiseuses. J'en ai connu beaucoup, de très près, et beaucoup d'entre elles m'ont fait leurs confidences. Ce sont probablement les femmes les plus consciencieuses et j'allais dire les plus honnêtes qui soient. "

    On peut dès lors se demander pourquoi, avec la mentalité qui était la sienne, Simenon consentit à faire le pas vers le mariage. Lui-même fournit l'explication :
    " Pour moi, le seul moyen d'éviter une catastrophe était de chercher refuge dans le mariage. " Mais il y a aussi incontestablement cette angoisse de la solitude qui l'habite : " Je rêvais du couple, seule union dans laquelle j'avais envie, parfois une envie douloureuse de me fondre. "

    Voici ce que l'on peut lire dans "Les Noces de Poitiers " : " Il avait toujours eu envie de ne pas être seul. Un couple. Quand, même à dix-huit ans, même plus jeune, il voyait deux silhouettes collées dans une encoignure de porte, il était pris d'impatience, d'une impatience presque douloureuse. "

    On peut dire qu'avec Georges Simenon, rien n'est jamais banal : " C'est à quatre pattes que je suis entré dans le mariage. Ceci n'est pas une figure de style . je parle littéralement. "

    Comme si cela devait préfigurer l'idée peu noble qu'il finira par se forger de l'institution du mariage - il décidera ainsi de ne pas assister aux mariages de ses enfants - , c'est en effet d'une manière fort peu conventionnelle, puisqu'en état de totale ébriété, que Simenon fut amené à faire la connaissance de Régine Renchon.

    " Elle n'était pas belle, ni jolie " ,écrit-il. Pourtant, cette étudiante à l'Académie des Beaux-Arts de la Ville de Liège deviendra sa première femme, en 1923.

    En fait, il s'agira davantage d'une attirance intellectuelle que d'un réel amour : " Son intelligence était vive, ses connaissances étaient étendues, surtout en art et, dans le petit cénacle que nous avions formé, mes amis et elle, tout le monde était impressionné par ses répliques incisives, toujours gaies, parfois teintées d'une ironie malveillante. "

    Avec Tigy - ainsi la baptisera-t-il -, il montera à Paris, mangera de la vache enragée et, pour s'en sortir, se mettra à écrire, " car je ne savais rien faire d'autre ".

    Il écrit vite, comme il respire. Des centaines de contes qu'il signe de divers pseudonymes - Gom Gut, Luc Dorsan, Plick et Plock, Poum et Zette, Aramis, etc. - et qui paraissent dans des revues galantes agrémentés de dessins polissons.

    Dans ce contexte exaltant du Paris des années vingt, Georges Simenon est aux anges : " Tout était beau. J'avais l'impression de découvrir la vraie vie. Le moment arrivait enfin, vers la fin de l'après-midi, où je pouvais chercher ma récompense, toujours la même : une femme. Cela allait du boulevard Sébastopol à la porte Saint-Denis, du boulevard Montmartre au boulevard de la Madeleine, selon la récolte, et il y avait enfin les appartements feutrés qui n'étaient désignés à l'attention des amateurs que par une porte portant le mot "Massages ". C'était pour les jours fastes. "

    Suivra alors la période des romans dits populaires : " Romances pour midinettes, avec beaucoup de malheurs. Mais beaucoup d'amour et de mariage à la fin. (…) Jusqu'à quatre-vingt pages de roman dactylographiées par jour, de sorte que nous devenions presque riches en comparaison avec nos débuts. "

    A présent que l'argent rentre, le couple peut envisager de se loger confortablement. C'est le choix d'un appartement, place des Vosges, où Georges Simenon installe un bar et se met à recevoir en engendrant une atmosphère d'où la sensualité est loin d'être absente : " Moi en barman, chandail blanc roulé, attrapant les bouteilles une après l'autre et dosant les alcools. Des représentants de Montparnasse, de Foujita à Vertès et à… Mais à quoi bon les énumérer? Parfois Joséphine en personne, dans toute sa gloire, des danseuses russes, la fille d'un ambassadeur asiatique et, à trois heures du matin, un certain nombre de corps nus, d'autres étendus sur des coussins de velours noir où ils passeront le reste de la nuit tandis qu'à six heures du matin, je m'installerai devant ma machine pour mes quatre-vingt pages quotidiennes… "

    Simenon a cité Joséphine : il s'agit bien évidemment de la célèbre danseuse d'ébène Joséphine Baker qu'il va rencontrer à l'automne 1925 et avec laquelle il entretiendra une liaison amoureuse jusqu'au mois de juin 1927.

    Dans "l'organisation Simenon", on trouve, outre Tigy et une secrétaire, Henriette Liberge, immédiatement rebaptisée Boule. Ecoutons Pierre Assouline nous expliquer comment le cercle s'est agrandi : "Les Simenon ont remarqué cette fille de la campagne lors d'un séjour de vacances sur la côte normande. Elle était employée chez des amis à eux comme bonne à tout faire. Originaire de Bénouville, issue d'une famille de pêcheurs, elle n'a pas 20 ans mais n'exprime qu'une envie : partir. Simenon l'engage pour un an : elle restera une vie auprès de celui qu'elle appelle "mon petit monsieur joli", devenant ainsi un personnage clef de son existence, témoin unique et privilégié de toutes ses époques. Pour lui, elle sera la fidélité faite femme. Boule, qui correspond exactement à son type puisqu'elle est "blonde, dodue et simple", nouera avec lui une relation très particulière, tant elle échappe aux catégories admises des amours ancillaires. Une véritable affection mutuelle se mêle à l'animalité de leurs rapports sexuels, fréquents dans leur quotidienneté dès son arrivée place des Vosges, mais furtifs, par prudence. Boule prend en charge la cuisine et les tâches ménagères, Tigy assiste son mari, la secrétaire tape, Simenon dicte ou écrit. La locomotive est lancée."

    Parallèlement à cette soif inextinguible d'érotisme, Georges Simenon se sent tiraillé par le besoin de chercher " l'homme, l'homme tout nu, l'homme face à lui-même" . Pour le découvrir, il va se transformer en nomade et rouler sa bosse sous toutes les latitudes.

    L'aventure commencera en 1928. Cette année-là, Simenon acquiert le " Ginette ", une barque de cinq mètres, avec laquelle, tout en continuant à écrire, il se met à parcourir les rivières et canaux de France.

    Ayant pris goût à l'expérience, il se fait construire une embarcation plus solide, " l'Ostrogoth ", qui le mènera, un jour de septembre 1929, à Delfzijl, un petit port du nord de des Pays-Bas. C'est là que le déclic va se produire, alors que le bateau doit subir une réparation.

    Jusqu'ici, en effet, conscient de son immaturité littéraire, Georges Simenon s'était refusé à sortir du rayon des contes et des romans populaires. Il avait besoin, en quelque sorte, de se faire la main : " J'écrivais pour moi. "

    Avec l'apparition soudaine dans son esprit d'un personnage tout à fait particulier, il va désormais accéder à un échelon supérieur de la création, celui du roman policier, qui lui permettra, au départ d'un déclic, d'obliger les êtres à aller jusqu'au bout d'eux-mêmes.

    Maigret venait ainsi de voir le jour, après quelques verres de genièvre pris dans un petit café où " les tables étaient les plus lisses que j'aie jamais vues".

    Derrière celui qui ne tardera pas à devenir le plus célèbre commissaire du monde, on retrouve en fait la fameuse opposition père-mère, fondamentale pour le thème qui nous occupe.

    Au critique littéraire français André Parinaud il confiera en effet en 1955 : " Il (mon père) a été pour moi un exemple de sagesse avec, aussi bien pour les choses que pour les gens, pour les animaux que pour n'importe quoi, la même sympathie. Il aimait tout. Il aimait tout le monde. Voilà pourquoi j'ai pour lui une telle vénération et pourquoi aussi, quand j'ai voulu créer un personnage sympathique et comprenant tout, c'est-à-dire le personnage de Maigret, J'y ai mis, à mon insu, un certain nombre de traits de mon père. "

    " Comprendre et ne pas juger ". Telle sera la devise de Maigret. Elle figurera également sur l'ex-libris de Georges Simenon.

    Aux côtés de Maigret, il y a, naturelle, un rien effacée mais toujours compréhensive, son épouse : Elle y était habituée. Il savait qu'il pouvait rentrer chez lui et qu'elle se contenterait de l'embrasser, de remuer ses casseroles sur le fourneau et de remplir une assiette de quelque ragoût odorant. Tout au plus risquerait-elle, mais seulement quand il serait à table, et en le contemplant, le menton entre les mains : -Ca va?… A midi ou à cinq heures, il eût trouvé le repas prêt de même. "

    Cette description de Mme Maigret, que l'on trouve dans " Pietr-le-Letton, le premier roman de la série des MAIGRET, écrit à Delfzijl en 1929, nous transporte, il faut bien le dire, aux antipodes de la sexualité exubérante de Simenon. Cependant, celui-ci confessera : " Quand on m'a demandé si mon idéal amoureux était Mme Maigret, j'ai carrément répondu que oui. Je ne pense pas que ce soit équivoque. Il m'en coûte de vivre dans le mensonge, ou plutôt dans le demi-mensonge, dans une situation qui n'est pas nette ".

    Dans " Le train de Venise ", on peut lire : " C'était étrange de découvrir soudain, parce qu'un inconnu lui avait poussé presque de force une clef dans la main, que presque toute sa vie était basée sur des demi-vérités, sinon sur des mensonges. "

    On trouve là l'explication de l'échec dans lequel, après vingt-sept ans, sombrera le premier mariage. Car avec Tigy, précisément, Georges Simenon a toujours été contraint de biaiser, de recourir aux subterfuges : " Tigy aux sombres et épais sourcils, était d'une jalousie intransigeante et elle m'avait annoncé que, le jour où elle apprendrait que je la trompe, elle se suiciderait. J'ai vécu vingt ans avec cette menace au-dessus de ma tête. "

    Sans doute Simenon a-t-il dû effaroucher quelques lectrices de " Marie-Claire ", lorsqu'il dévoila sa conception de la jalousie dans les colonnes du magazine : " -Simenon, croyez-vous à la fidélité? - Non, pas à celle des hommes. - Vous ne croyez pas à la fidélité masculine? - Pas du tout! De même que la femme jalouse est une plaie. La femme jalouse détruit la civilisation. C'est à cause d'elle que le divorce existe. C'est à cause d'elle que tous les drames passionnels éclatent… Je le dis tout net : la femme doit se satisfaire de son rôle de compagne et ne pas contraindre l'homme à une fidélité physique qui n'a pour moi aucune importance. "

    Dans l'œuvre de Simenon, beaucoup de drames, en effet, naissent de la jalousie féminine.

    Dans " La Vérité sur Bébé Donge ", on trouve le passage suivant : " Cela lui paraissait impossible, monstrueux. S'il en était ainsi, c'était à désespérer de tout. Penser que, parce qu'à certain moment un besoin physique sans importance naissait en lui et commandait ses actes… "

    Contrairement à son mari, Tigy ne voulait pas avoir d'enfants. Est-ce pour tenter de sauver une union qu'elle sentait chancelante qu'elle changea brusquement d'avis, un jour d'août 1938, après quinze ans de vie commune. Et Simenon d'écrire : " Il n'a pas fallu me le répéter. Ce jour-là, peut-être à l'heure même, tu as été conçu. " Ainsi naquit Marc, en 1939.

    Quant à la production littéraire, elle ne cesse de s'amplifier. Aux Maigret s'ajoutent maintenant des " romans-romans ", aussi qualifiés de " durs, " psychologiques ", " de la destinée ". Mais le procédé reste identique : c'est toujours l'homme de la rue qu'une situation précise vient déséquilibrer et qui rompt ses habitudes, fait le bilan de sa vie.

    Ici, bien sûr, la femme continue à jouer un rôle important. Et Tigy d'expliquer : Dans ses livres, vous ne trouverez que deux sortes de femmes, les prostituées et les femmes au grand cœur qui sont probablement veuves, des personnes comme sa mère. Simenon peut avoir connu des milliers de femmes, comme il dit, mais je ne crois pas qu'il connaisse " une " femme. Je crois qu'il a été très influencé par sa mère et pour lui c'est elle qui représente les femmes… Quand ce n'est pas une prostituée! "

    En octobre 1945, Simenon se rend aux Etats-Unis. La période américaine commence. Elle durera dix ans.

    Sitôt arrivé, l'écrivain se met en quête d'une secrétaire. Un éditeur lui recommande Denyse Ouimet, d'origine canadienne.

    Ainsi que l'explique Simenon à son fils Marc dans "Mémoires intimes", la première entrevue à New York va tourner littéralement au coup de foudre : "Nous avons dîné dans je ne sais quel petit restaurant à la lueur mouvante des chandelles installées sur chaque table et au son d'un piano qui jouait des blues. (…) J'allais connaître, pour la première fois, ce qu'on appelle la passion, une véritable fièvre que d'aucuns, y compris des psychologues et des médecins, assimilent à une maladie. La soirée ne faisait que commencer et j'en ressentais déjà les premiers symptômes. Je refusais d'y croire. Je me défendais de mon mieux, mais elle me regardait de ses yeux où elle mettait toute la nostalgie du monde en fredonnant : "Kiss me once, and kiss me twice…"(…) Tout balançait. Ma vie, la tienne, celle de tes futurs frères et sœur, allaient se décider pour longtemps, pour des années et des années."

    Ici, point de doute possible. La liaison qui voit le jour sera "basée sur une attirance sexuelle, sur une soif d'une certaine frénésie".

    Tigy sera au courant. Mais il est vrai qu'entre elle et Georges, les rapports avaient fini par évoluer : "Je n'avais plus à me cacher de Tigy, qui restait pour moi une bonne camarade à qui je racontais mes fredaines et que cela amusaient à présent. J'avais quarante-deux ans."

    Les éléments autobiographiques, nous l'avons vu, reviennent fréquemment dans l'œuvre de Simenon. Ainsi, dans " La vérité sur Bébé Donge ", trouve-t-on le dialogue suivant : " - Vous aviez donc, non pas une, mais de nombreuses aventures?… - Assez nombreuses… La plupart du temps sans importance, souvent sans lendemain… - Et rentré chez vous racontiez à votre femme… -Je la considérais comme une camarade… Elle-même m'avait mis à l'aise… "

    Mise devant le fait accompli avec une grossesse de Denyse - Johnny naîtra en septembre 1949 - Tigy consent au divorce, qui sera prononcé le 22 juin 1950. Et dès le lendemain, Simenon se remarie.

    C'est sur un ton amer, que d'aucuns trouveront cynique, qu'il tire le bilan de son premier mariage : " Peut-on parler de premier amour? Je ne crois pas. Je ne crois pas l'avoir vraiment aimé. J'en suis presque sûr. (…) Combien de fois, combien de minutes ai-je senti que nous étions deux à penser, à sentir et à vivre au même rythme, presque de la même respiration? Jamais, je crois, et c'est bien pourquoi pendant toute cette période je n'ai pas cru à l'amour, pourquoi aussi je multipliais les occasions de me distraire, que ce soit sut un continent ou sur un autre. "

    Que lit-on dans " Le riche homme " : " Il avait eu beaucoup de femmes, de toutes les sortes, y compris la sienne, mais aucune n'avait dérangé le moins du monde son équilibre. Il n'avait jamais prononcé le mot amour et, d'ailleurs, il n'y croyait pas. " Et un peu plus loin : " Il en voulait davantage, il ne savait pas quoi au juste. Une fusion totale. Quelque chose qu'il n'avait connu ni avec Jeanne ni avec aucune autre femme. "

    Comme Simenon à cette époque, Denyse lève volontiers le coude. De plus, et à l'inverse de Tigy, elle ne dédaigne pas les exubérances sexuelles de son mari. Témoin ces scènes à Cuba, décrites dans " Mémoires intimes " : " Un après-midi, D. et moi décidons de visiter une des trois maisons de rendez-vous. Avons-nous bu quelques " daïkiris "? Peut-être. D., fort à son aise, regarde avec admiration une grande fille du plus beau noir au corps nu sans défaut. - Pourquoi ne couches-tu pas avec elle? - Et pourquoi pas? J'ignorais que D. serait présente et ne se contenterait pas du rôle de spectatrice. Quelques jours plus tard, elle me parle d'une autre maison fort prisée des Américains que notre directeur d'hôtel nous a recommandée. Nous nous y rendons. C'est moins élégant que la première, mais plus vivant, plus animé, et des couples boivent et bavardent dans le patio. Nous choisissons deux jeunes femmes, une blonde, venue de je ne sais où, et une mulâtresse belle et lascive. Dans le patio, nous buvons avec elles, puis elles nous emmènent dans une chambre où nous allons passer près de deux heures. D. y prend un tel plaisir que nous y retournons deux fois, trois fois, davantage encore, et que la blonde nous remettra en rougissant une photographie d'elle, grand format, sans voiles, qu'elle nous dédicace à tous les deux. "

    Un tel contexte, où se mêlent deux fortes personnalités, est souvent générateur de tourments.

    En 1955, la famille regagne l'Europe, agrandie d'une fille, Marie-Jo, née en 1953. Après une halte dans le midi de la France, c'est l'installation en Suisse, à Echandens, en 1957.

    Entre Georges Simenon et Denyse, le climat va alors se détériorer à petit feu : " A Echandens, si je ne suis pas un inconnu dans la maison, je suis en tout cas l'indésirable, sauf quand, enfermé dans mon bureau, avec un " Do not disturb " à la porte, j'écris mes romans. A quoi d'autre suis-je donc bon? A faire l'amour? Elle le désire de moins en moins, ne feint plus l'extase, se créé enfin sa vie à elle sous la raison sociale " Mme Georges Simenon ". La madame suffit. Le monsieur est devenu superflu. (…) Hélas, D. boit de plus en plus et je serais le dernier à le lui reprocher. Voilà longtemps que les médecins ont reconnu que l'alcoolisme n'est pas un vice, mais une maladie qui doit se soigner comme une autre et qui n'entraîne aucune honte. J'ai bu aussi, surtout aux Etats-Unis et au Canada. Il est vrai que je ne buvais que par période, car je m'obligeais à l'abstinence lorsque je préparais, écrivais ou revoyais un roman. (…) J'ai déjà dit que, depuis New York, je voulais la guérir. La guérir d'elle-même. La guérir du besoin, qui remontait à sa jeunesse, d'être autre qu'elle était. La guérir de son besoin de briller, qui lui avait valu de ses frères le surnom de " La Diva ". Besoin de briller que je voyais se transformer peu à peu en besoin de dominer. (…) Mes rapports avec D., que je sentais se dégrader toujours un peu plus, avec des orages inattendus, des éclaircies, des périodes de grisaille chargées d'une sourde menace. "

    La naissance d'un troisième enfant, Pierre, en mai 1959, ne permettra pas de redresser la situation : " Il y a maintenant, écrit Simenon, une pente ascendante dans l'alcoolisme de D. "

    Au début des années soixante, l'écrivain va donc traverser une période particulièrement pénible, que l'on peut suivre en lisant une sorte de journal tenu à l'époque et qui ne sera publié qu'en 1970 sous le titre significatif " Quand j'étais vieux ".

    Mais déjà, dan son existence, une troisième femme est entrée.

    C'est à Milan, en 1961, que Denyse fut amenée à engager une nouvelle femme de chambre. Georges Simenon assistait à la scène : La jeune femme se tient debout, ni gênée ni arrogante, et je remarque alors une sorte de sérénité naturelle. Son visage est ouvert, ses yeux clairs, ses cheveux auburn, et je ne serais pas surpris d'apprendre qu'elle est originaire de Venise. (…) Surtout, pourquoi, dans ce bureau assez terne et anonyme dont D. est devenue le centre, ai-je l'intuition que cette étrangère jouera un rôle important dans ma vie? Je ne crée pas une légende par plaisir. Teresa elle-même, des années plus tard, lorsque je lui rappellerai cette première entrevue aura de la peine à me croire. "

    Poussé par son traditionnel instinct, Georges Simenon ne tardera pas à faire plus ample connaissance : " Un matin que je trouve Teresa seule, penchée sur la coiffeuse du boudoir, un vis désir d'elle me saisit et je la trousse, sans qu'elle bouge ou proteste. Jamais de ma vie, je l'affirme, je n'ai forcé une femme, d'une façon ou d'une autre, à accepter mes avances. Je n'ai pas non plus pratiqué ce que les grands bourgeois appellent dédaigneusement les " amours ancillaires " auxquelles ils se livrent d'ailleurs les premiers en s'arrogeant ce que les grands seigneurs de jadis appelaient le " droit de cuissage ". Pour moi, une femme est une femme, donc digne de respect, quelles que soient ses fonctions ou ce qu'on appelle d'un mot que je déteste, " sa situation sociale ".

    Par souci d'honnêteté, Teresa racontera l'épisode à sa patronne. Mais au lieu de se voir signifier son congé, elle s'entendra dire : " Sachez, ma fille, que si j'étais jalouse de " Monsieur ", il y a longtemps que je vivrais plus avec lui. (…) Vous pouvez continuer si cela vous amuse. "

    Crises aiguës d'éthylisme, consultation de psychiatres, cures de désintoxication : le déséquilibre de Denyse inquiète considérablement Georges Simenon.

    Pensant favoriser ainsi la guérison, il fait construire à Epalinges, près de Lausanne, une luxueuse villa mais, dès le premier soir de l'emménagement, le 18 décembre 1963, " Denyse " fera une scène effroyable " : " Je hais cette maison! " .

    Et très vite, Simenon devra accepter le verdict médical : " Votre femme n'est plus la même que celle que vous avez cru connaître. Elle est devenue un danger pour ses enfants, pour vous-même, qu'elle a pris en haine, après s'être essoufflée à vous égaler, puis à vous dépasser. Votre seule existence continue et continuera à gêner ses ambitions. Je ne dis pas qu'elle ne sortira pas d'ici. Elle en sortira un jour, proche ou lointain. (…) Vous devez vous faire à l'idée que, désormais, il n'existe plus aucun lien entre elle et vous. "

    Auprès de Teresa, Georges Simenon trouvera la force de traverser l'épreuve. Lors d'un entretien télévisé, il confiera : " Ce sont les psychiatres qui s'en sont occupés. Elle a été plusieurs fois n maison de santé, de sa propre volonté, pas de la mienne, comme elle l'a prétendu. Teresa a assisté à tout cela. J'étais complètement désemparé, une chiffe molle, prêt à me suicider. Si je ne l'ai pas fait, c'est grâce à Teresa qui a retiré toutes cartouches qui existent dans la maison. J'ai alors connu le véritable amour. L'intégration de deux êtres qui n'en font qu'un seul et qui sont capables de vivre ensemble pendant près de vingt ans, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. "

    Avec Denyse, il n'y aura pas de divorce, mais une séparation qui interviendra au terme d'une longue et déchirante procédure juridique.

    Dans l'ombre, une enfant souffre. Ebranlée depuis l'âge de onze ans par la vision d'une scène intime à laquelle se livrait sa mère, Marie-Jo ne parvient pas à assumer son destin de femme. Et voilà à présent que pour se défendre, cette mère, par le biais d'un livre intitulé " Un oiseau pour le chat " , tente de salir celui auquel elle voue un réel amour : son père. Brisée moralement, elle décide d'en finir, le 19 mai 1978, en se tirant une balle dans la poitrine.

    Bernard Pivot s'en est atrocement voulu d'avoir proposé à Georges Simenon d'écouter la voix de sa fille, lors de l'entretien télévisé réalisé à l'occasion de la sortie des " Mémoires intimes ". Car c'est un homme brisé, essayant de retenir ses larmes, qui est apparu sur l'écran. Et l'écrivain d'expliquer : " Elle voulait avoir un amour total, une union totale. Je pouvais lui donner tout mon amour, toute ma tendresse, mais je ne pouvais tout de même pas aller jusqu'à l'amour physique. "

    Car c'était bien d'amour charnel dont rêvait Marie-Jo : " Comme Teresa nous a laissés seuls, à son habitude, tu me regardes presque durement et j'ai peur de comprendre… Tu me dis en effet, comme étouffant ta colère : - Pourquoi elle et pas moi? - Tu ne comprends donc pas, ma petite fille? - Comprendre quoi? Je te désigne le lit. - Teresa partage tout de ma vie. - Et alors? J'ai toujours craint ce que je découvre soudain. Tu me montres l'anneau d'or que tu m'as demandé quand tu avais huit ans, que tu as fait élargir plusieurs fois et que tu portes encore, que tu porteras même après que… Que te répondre? Un jour, tu parleras d'inceste au sujet de ta mère, à propos d'une scène ignoble qui t'a tant traumatisée. Et voilà qu'à présent… - Tout ce qu'elle a fait pour toi, je peux le faire, non? "

    Avant de commettre l'irréparable, Marie-Jo avait tenu à téléphoner une ultime fois à son père : " - Je t'aime, Dad… Dis-moi aussi que tu m'aimes… - Je t'aime tendrement, ma chérie… - Non. Je veux que tu me dises, sans plus : je t'aime…
    Je suis troublé par ton insistance. - Dis-moi : " je t'aime. " Et je prononce tendrement : - Je t'aime. "

    En novembre 1981 paraîtront donc les "Mémoires intimes ", suivis du très bouleversant " Livre de Marie-Jo ". La dédicace que Georges Simenon a eu l'amabilité de m'accorder est catégorique : Ce dernier livre que j'ai écrit et qui sera bien le dernier. "

    On s'est longuement interrogé sur les motivations qui ont poussé l'intéressé, à un âge fort avancé et alors que la gloire n'était plus à établir, à nous ouvrir ainsi son jardin secret. Certains se scandaliseront de la démarche, y voyant la marque d'un exhibitionnisme indécent.

    Simenon a-t-il voulu riposter face aux dénigrements dont l'accablait Denyse et qui venaient d'atteindre leur paroxysme, en septembre 1981, avec la sortie, sous le pseudonyme d'Odile Dessane, du " Phallus d'or "? C'est possible.

    Mais je crois surtout qu'après avoir consacré son existence à disséquer les autres, il a éprouvé le besoin de descendre dans ses propres abîmes. Peut-être est-il ainsi parvenu, à travers une sorte d'exorcisme, à accéder enfin à l'apaisement; un apaisement auquel Teresa est toutefois loin d'être étrangère : " Deux curiosités m'ont toujours habité : les femmes et les destinées humaines. Aujourd'hui, et depuis près de dix-huit ans, c'est-à-dire depuis que j'ai connu teresa, je ne suis plus curieux des autres femmes, mais je continue à collectionner les destinées. "

    Le 5 septembre 1975, voici ce que confiait Georges Simenon à son magnétophone : " Je reçois ce matin la lettre d'un lecteur parisien qui m'amuse et, je l'avoue, m'enchante. Il a dû lire une grande partie de mes livres, sinon tous mes livres et il y a cherché les mots qui reviennent le plus souvent. Sa première liste est : Peur - Pluie - Destin - Bilan - Comprendre - Enfant de chœur - Ecole - Pipe - Poêle - Pitié. Mon lecteur ajoute qu'à la place d' " enfant de chœur ", il aurait pu mettre " dimanche " ou " cloches, " un vrai dimanche avec des cloches ". Une autre liste est donnée comme variante de la précédente : Pluie - Peur - Destin - Bilan - Comprendre - Ecole - Dimanche - Pipe - Poêle - Soleil.
    Enfin, sans doute après la lecture de mes derniers livres, il ajoute un autre mot-clé : Sérénité. Ces deux petites listes résument, parfois plus éloquemment, les textes de nombreux critiques. Il manque seulement, à mon avis, sinon le mot amour, que je n'ai commencé que bien tard à employer

    .


• Apporter une information complémentaire
ou une correction : cliquer ici