Texte
intégral
Jules Gheude (né en Belgique en 1946), a débuté
sa carrière professionnelle comme professeur de langues germaniques.
De 1974 à 1976, il fut attaché de cabinet de François
Perin, ministre de la Réforme des Institutions. Séduit
par la personnalité de ce constitutionnaliste liégeois,
il lui consacra, à deux reprises, une biographie fort remarquée
(François Perin, espoirs et désillusions d'un non-conformiste,
Liège, Editions Georges Thone, 1981, et François
Perin, écrits et mémoires, Gerpinnes, Editions Quorum,
1998).
Durant dix-sept ans (1983-2000), Jules Gheude dirigea le Département
Europe occidentale du Commissariat général aux
Relations internationales de la Communauté française
de Belgique. Il est l'auteur d'ouvrages et d'articles consacrés
à l'évolution institutionnelle de la Belgique (Les
Belges
tels quels, histoire d'un problème communautaire
en tableaux et plus de 150 caricatures, Bruxelles, Editions Rossel,
1984 et Les Fourons : de l'erreur à l'erreur, Bruxelles,
Editions Les Eperonniers, 1989).
Jules Gheude possède une importante collection consacrée
à Georges Simenon. Une première version de " Simenon
et la femme " a été publiée en 1988 dans
un ouvrage collectif Simenon, un autre regard (Lausanne, «
L'Hebdo » et Editions Luce Wilquin, 1988).
SIMENON ET LA FEMME
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J'en tirai la navrante conclusion que
vivre à deux est impossible, mais vivre seul impensable.
Que reste-t-il? L'Amour. A déguster dans la durée
comme s'il était provisoire. Et dans l'instant, comme
s'il allait durer toujours.
Pierre Rey, Bleu Ritz
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Un
homme comme un autre, tel est le titre que Georges Simenon
va donner au premier volume des
dictées,
ces réflexions et souvenirs confiés, de 1973 à
1979, au magnétophone.
Mais est-on vraiment un homme comme un autre
lorsque l'on a écrit 212 romans populaires et un millier
de contes sous 18 pseudonymes, 193 romans, dont 76 « Maigret
» sous son propre nom, et que tout cela va être diffusé
à plus de 500 millions d'exemplaires et traduit en plus de
100 langues ? Est-on vraiment un homme comme un autre, lorsque
l'on a déménagé 33 fois et que l'on avoue avoir
connu 10'000 femmes ?
Rien d'étonnant, dès lors, si plusieurs études
consacrées au personnage parlent de cas, d'énigme,
de mystère, de phénomène. Car évoluer
dans l'univers de Georges Simenon, c'est en quelque sorte évoluer
dans l'infiniment grand.
Pourtant, après avoir sillonné le monde et connu le
luxe, l'écrivain belge le plus fécond terminera sa
vie dans ce que l'on appellera la petite maison rose de Lausanne,
où une même pièce lui servira tout à
la fois de bureau, de salon et de chambre à coucher.
Sans doute faut-il voir là la volonté d'un retour
aux sources, d'une identification à ces petites gens
dont il est issu et dont il s'est toujours senti si proche : Je
suis né humble, chez des humbles, qui m'ont enseigné
l'humilité. Cette humilité, je l'ai gardée
envers et contre tout. (1)
Chez Simenon, succès et gloire n'ont pas toujours rimé
avec bonheur. Deux mariages ratés et le suicide d'une fille
laissent infailliblement un goût d'amertume, même si,
par nature, l'on pratique l'optimisme.
Il y une chose que je plains, c'est l'homme seul, très
près du désespoir et des complications psychiques,
devait-il préciser un jour, lors d'une interview télévisée.
Et d'ajouter : L'unité humaine, c'est le couple. J'ai
toujours cherché le couple, le vrai.
Dans Trois
chambres à Manhattan, nous trouvons le passage
suivant : Il lui était arrivé, surtout les dernières
années, de serrer les dents au passage d'un couple qui sentait
le couple, d'un couple dont émanait une odeur d'intimité
amoureuse.
Et bien, ce couple authentique, Simenon aura attendu 68 ans pour
le connaître. A partir de 1971, en effet, grâce à
Teresa, l'un de ces anciennes bonnes, il pourra se déclarer
enfin un homme heureux. (2)
Alors qu'il s'entretenait, en 1977, pour l'hebdomadaire "
L'Express ", avec le cinéaste italien Federico Fellini
sur le mystère de la création, il lâcha : Vous
savez, Fellini, je crois que, dans ma vie, j'ai été
plus Casanova que vous! J'ai fait le calcul, il y a un an ou deux.
J'ai eu 10.000 femmes depuis l'âge de 13 ans et demi. Ce n'était
pas du tout un vice. Je n'ai aucun vice sexuel, mais j'avais besoin
de communiquer. Et même les 8000 prostituées qu'il
faut compter parmi les 10.000, c'étaient des êtres
humains, des êtres humains femelles. J'aurais voulu connaître
toutes les femelles. Malheureusement, à cause de mes mariages,
je ne pouvais avoir de véritables aventures. Ce que j'ai
pu faire l'amour entre deux portes dans ma vie, c'est invraisemblable!
" .
Telle est cette " quête presque sans fin " de la
femme que je vais tâcher à présent de retracer
et qui amena Simenon à rencontrer finalement l'idéal
recherché : la femme naturelle, sans fard, au contact de
laquelle l'amour peut se traduire par " tendresse, paix de
l'âme et de l'esprit, communion " .
Touchant à la vie privée de l'individu, le sujet
pourrait apparaître tabou. Dans le cas présent, toutefois,
les risques d'interprétation abusive sont quasi négligeables
dans la mesure où l'intéressé lui-même,
au travers d'une abondante production autobiographique, a éprouvé
le besoin de dire sa vérité.
C'est sur cette production - " Je me souviens " (1945),
" Pedigree " (1948), " Quand j'étais vieux
" (1970), " Lettre à ma mère " (1974),
les 21 " Dictées " (1975-1981) et " Mémoires
intimes " (1981) - que je me suis essentiellement basé,
voulant ainsi éviter toute présentation tendancieuse.
Et, soucieux de respecter la volonté de l'écrivain,
je ne changerai pas " l'idée très simple, très
modeste " qu'il avait de lui-même et dont il avait besoin.
*
* *
Peut-être devons-nous bénir le médecin qui,
en décembre 1940, diagnostiqua par erreur une angine de poitrine
et annonça à Simenon qu'il lui restait tout au plus
deux d'existence, et ce à la condition de vivre au ralenti.
Sans ce médecin, en effet, l'écrivain n'aurait sans
doute pas éprouvé le besoin de prendre la plume pour
confier à son fils Marc, alors âgé de dix-huit
mois, un " pedigree avec le portrait de son père, de
ses grands-pères et grands-mères, de ses oncles, de
ses tantes, de ses cousins et cousines ". Les cahiers ainsi
constitués furent regroupés sous le titre " Je
me souviens ".
Sur le conseil de Gide, Simenon transposa " Je me souviens
" de la première à la troisième personne
et, amendé sous la forme d'un roman, le récit donna
naissance au fameux " Pedigree ".
D'aucuns, tel l'écrivain britannique Fenton Bresler , ont
cru voir dans les relations difficiles que Simenon a entretenues
avec sa mère, l'origine d'une sorte de blocage au niveau
de la sexualité. Simenon aurait, en quelque sorte, connu
toute sa vie la sexualité mal maîtrisée d'un
adolescent.
Aussi est-il particulièrement opportun d'écouter
l'intéressé nous décrire l'atmosphère
familiale de son enfance. Le père tout d'abord :
" Il rentre, de son pas lent, élastique. Avec ses grandes
jambes, dont le mouvement est aussi régulier qu'un métronome,
il revient de son bureau des Guillemins en une demi-heure, et jamais
il n'a l'idée de s'arrêter à un étalage.
(
)
Désiré est le plus intelligent, le plus instruit.
Il a fait, jusqu'en seconde, ses humanités latines, et c'est
lui qui écrit les lettres difficiles pour ses frères
et surs, voire des voisins. Il est dans les assurances et
donne des conseils. Or, rue des Guillemins aussi, il est le principal
employé, malgré son âge. Personne ne discute
sa supériorité. La preuve, c'est qu'il a la clé
des bureaux. (
) Il fait tout minutieusement, avec un égal
plaisir. (
) Mon père a choisi la branche incendie,
de tout repos, n'exigeant que de rares visites aux clients. Or,
c'est à cette époque que les assurances sur la vie
ont pris un prodigieux essor. (
) Je suis sûr que le
mot " bureau ", dans l'esprit de mon père prend
une majuscule. (
) Voilà pourquoi, mon petit Marc, ton
pauvre grand-père a été un homme heureux. Heureux
dans son ménage, qu'il voulait à sa mesure. Heureux
dans la rue, où il n'enviait personne, heureux dans son bureau,
où il se savait le premier. (
) Il mange. Il est heureux.
Il retire son veston. Pour ceux qui travaillent hors de chez eux,
c'est un geste rituel, le signe qu'on est enfin chez soi, libre
de rester en manches de chemise. Il s'installe dans le fauteuil
d'osier qui craque. Il le fait craquer davantage en le renversant
en arrière, à cause de ses longues jambes. Il allume
sa pipe, déploie son journal. "
Simenon, on le perçoit d'emblée, vibre d'affection
pour ce père d'où semble émaner une sorte de
grâce. Certains l'ont d'ailleurs qualifié de "
romancier de la camaraderie paternelle ", tant il est vrai
que, même sous-jacent, le thème revient fréquemment.
Par contre, Simenon a manifestement ressenti l'amour maternel sur
un ton mineur. Il lui arrive rarement de l'évoquer, et c'est
souvent en termes péjoratifs.
En décembre 1970, Simenon reviendra à Liège
pour assister, durant une semaine, à hôpital de Bavière,
à l'agonie de sa mère Henriette. Cette ultime entrevue
aura lieu dans une ambiance lourde de reproches contenus. Il suffit
de lire la bouleversante " Lettre à ma mère ",
publiée en 1974, pour en avoir une idée :
" Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu
le sais bien. Tous les deux, nous avons fait semblant. (
)
Je ne peux pas m'empêcher de penser que tu savais que je viendrais,
que tu m'attendais, mais, comme tu t'es toujours méfié
de tout le monde et de moi en particulier, tu avais craint que je
ne vienne pas. (
) Car tu ne t'es jamais fait d'illusions.
Tu n'as jamais cru personne. Tu as toujours, aussi loin que je puisse
aller dans mes souvenirs, soupçonné le mensonge et
l'intérêt. (
) En cinquante ans, je n'ai jamais
pu te convaincre que je travaillais et que je gagnais ma vie. (
)
Je me demande si tu ne m'as jamais pris sur tes genoux. En tout
cas, cela n'a pas laissé de traces, ce qui signifie que ce
n'est pas arrivé souvent. (
) Ces mots " strict
nécessaire " m'ont hanté lorsque j'étais
tout enfant. Je les considérais comme une insulte à
mon père car, si mon père t'avait épousée
et avait fondé une famille, c'est qu'il était capable
de prendre ses responsabilités. (
) Cette méfiance
quasi innée que tu as eue à mon égard, aussi
loin que je peux me souvenir, c'est-à-dire dès ma
tendre enfance, je ne l'ai jamais comprise et elle a probablement
contribué à dresser une sorte de barrière entre
nous. On aurait dit que tu me soupçonnais toujours des pires
méfaits et, si mon frère Christian, plus jeune que
moi de trois ans, se mettait à pleurer, tu te tournais vers
moi en me demandant : - Que lui as-tu encore fait? Je ne lui avais
rien fait du tout. Il pleurait pour une raison étrangère
à moi. Je me demande maintenant s'il n'était pas nécessaire
qu'il y ait un vilain dans la famille, et ce vilain, c'était
moi."
Dans le roman " Noces de Poitiers ", voici en quel termes
est présentée la mère : " Elle devine
Même si ce n'était pas vrai, elle le penserait
Quand il s'agit de moi, elle suppose toujours le pire
"
Mais revenons à la " Lettre à ma mère
" : " Deux de tes surs au moins étaient aussi
nerveuses que toi, nerveuses et impressionnables à l'excès,
ce qui ne veut pas dire déséquilibrées, bien
que l'une soit morte dans ce que l'on appelait alors un asile d'aliénés
et l'autre, vers la quarantaine, d'avoir trop bu. (
) J'ai
encore des crises de somnanbulisme à mon âge, ce qui
est très rare. (
) Est-ce de toi que cela vient? C'est
probable, car mon père était un homme calme, que je
n'ai jamais vu nerveux et qui n'a jamais perdu le contrôle
de lui-même. (
) - Quand je pense que tu n'as même
pas souscrit une assurance-vie! Cette phrase-là, je l'ai
entendue maintes fois quand tu étais d'humeur chagrine. Désiré
ne disait rien et détournait la tête, car c'était
la seule chose qu'il pouvait faire. Je l'ai su plus tard, quand
il est mort à quarante-cinq ans d'une angine de poitrine,
par son médecin. A vingt-cinq ans, il était déjà
atteint, en tout cas il présentait pour les compagnies d'assurances,
y compris celle dans laquelle il travaillait, ce que l'on appelle
plus ou moins élégamment " un mauvais risque
". Il s'est tu jusqu'au bout. Je ne t'en veux pas. (
)
Tu as mis en façade un petit écriteau : " Chambres
meublées à louer ". (
) Je me demande en
te regardant, si frêle dans ton lit, si c'était de
la cruauté de ta part. Tu devais connaître le caractère
de mon père. C'était un homme qui tenait à
sa tranquillité, à son fauteuil de rotin qu'il retrouvait
le soir, à ses pantoufles, à la lecture de son journal.
(
) Je t'en ai voulu. Tout enfant, j'ai senti qu'une sorte
de déséquilibre s'était établi dans
la maison où tu comptais seule, où tu travaillais
dur, du matin jusqu'au soir, où tu t'usais les mains à
faire de grosses lessives, et l'homme qui, rentrant chez lui, trouvait
souvent son fauteuil occupé par un Polonais ou un Russe,
son journal entre les mains d'un autre. Je sais maintenant qu'il
n'y a jamais eu méchanceté de ta part. Tu suivais
ton destin comme l'oncle au château, et rien, aucune sensibilité
ne pouvait se mettre en travers. (
) Par exemple, une scène
que je n'ai jamais pu effacer de ma mémoire a marqué
ma jeunesse. Je devais avoir douze ou treize ans. (
) Tu as
eu une de ces crises de nerfs comme tu en avais fréquemment
avant nos promenades du dimanche après-midi. Tu t'es précipitée
sur moi, incapable de te contrôler. Je ne comprenais pas les
paroles que tu prononçais, car, d'instinct, tu parlais flamand
ou allemand. Tu m'a jeté par terre et tu t'es mise à
me piétiner en criant toujours. (
) Mon père,
lui, ne m'a jamais giflé, pas plus qu'il n'a giflé
mon frère. Si je revois cette scène, c'est sans rancune.
La vraie raison, c'est qu'elle aide à expliquer ta personnalité.
Longtemps, j'ai vécu dans la crainte qu'un fiacre vienne
te chercher comme il était allé chercher ta sur.
Il y avait en toi quelque chose d'excessif que tu ne pouvais pas
contrôler mais en même temps il y avait une extrême
lucidité. (
) Je ne sais plus où j'étais
lorsque je l'ai appris. Etait-ce en France, en Afrique, aux Etats-Unis?
Toujours est-il que j'ai reçu une lettre, de ton écriture
pointue et nerveuse, par laquelle tu m'annonçais que tu te
remariais. Je t'avoue que, sur le moment, cela m'a choqué.
Je gardais un tel culte pour mon père que je n'imaginais
même pas l'éventualité, pour toi, de le remplacer.
J'ai compris lorsque j'ai lu les détails. Tu venais d'épouser
un chef de train à la retraite. (
) Enfin, tu recevrais
une pension. Enfin, tes vieux jours étaient assurés,
quoi qu'il arrive! (
) Lors d'un de mes rares voyages à
Liège, tu m'as regardé longuement, avec une attitude
soutenue, et tu as prononcé cette phrase que je n'ai pas
pu oublier : - Comme c'est dommage, Georges, que c'est Christian
qui soit mort. Cela ne voulait-il pas dire que, dans ton esprit,
selon ton cur, c'est moi qui aurait dû partir le premier?
(
) Vois-tu, mère, tu es un être des plus complexes
que j'aie rencontrés. Souvent, en pensant à toi, j'évoquais
le fiacre qui est venu chercher ta sur. Entre nous deux, il
n'y avait qu'un fil. Ce fil, c'était ta volonté féroce
d'être bonne, pour les autres, mais peut-être, surtout,
pour toi. "
Dans son analyse de " L'univers Simenon ", le professeur
Maurice Piron constate : " Le rôle de la femme est déterminant
dans le réseau des rapports humains. Ici encore, par le répertoire
des personnages féminins : mères, épouses ou
veuves, maîtresses, courtisanes ou vieilles filles, on dispose
d'un cadastre complet pour détacher les figures de proue,
rechercher les stéréotypes de tel ou tel comportement
(celui de la possessivité maternelle, par exemple). Non moins
important est le circuit familial, étroitement lié
au précédent. Les relations parentales engendrent
souvent des situations conflictuelles qui débouchent à
leur tour sur une thématique polarisée à ses
extrêmes par l'image du père ou par l'image du clan."
A la lecture de " L'Âne rouge ", l'on se rend compte
à quel point Georges Simenon a pu être marqué
par une sphère familiale aux contrastes violents. Dans ce
roman, publié en 1933, c'est toute son adolescence qui se
trouve transposée de Liège à Nantes.
De même qu'il assuma la fonction de petit reporter chez M.
Demarteau, directeur de la " Gazette de Liège ",
de même Jean Cholet, le héros du roman, travaille pour
M. Dehourceau, directeur de la " Gazette de Nantes ".
Et Jean Cholet possède, lui aussi, une mère avec laquelle
la communication s'avère des plus difficiles et dont l'insatisfaction
permanente tourne à l'obsession :
" Elle pleurait comme on rit, ou comme on chante, pour rien,
pour le plaisir de pleurer. Elle était malheureuse par goût.
Elle se plaignait toujours, de tout, de médiocrité,
de la méchanceté des gens, de l'ingratitude de sa
belle-sur et de l'intransigeance du voisin qui voulait surélever
sa maison et lui voler le soleil de la cour. (
) Elle était
petite, maigre et nerveuse. Soudain, elle le saisit au visage, des
ongles plutôt que des doigts, et elle cria dans un spasme
hystérique. (
) Il y avait déjà longtemps
que Mme Cholet n'avait plus avec lui que les conversations indispensables.
"
A l'instar de Désiré Simenon, le père Cholet
est comptable dans une compagnie d'assurances et souffre d'une angine
de poitrine qui finira par l'emporter. Mais il y a surtout, entre
le père et le fils, " une familiarité simple,
un amour sans effusion ", la compréhension mêlée
de complicité qui se dégage d'un innocent " Bonsoir,
père - Bonsoir, fils ".
" Mère ne peut pas comprendre ". Cette confession
de Jean Cholet est en fait, nous l'avons vu, celle de Georges Simenon.
Mais suffit-elle à expliquer l'alcoolisme dans lequel les
deux hommes se plaisent à sombrer pour chercher ensuite,
généralement auprès de professionnelles, à
satisfaire une sensualité débridée.
Prenons, par exemple, ce passage : " Mais elle ne changeait
pas sa pose, qui était d'autant plus érotique qu'elle
avait les cuisses larges, le ventre puissant, les seins lourds.
Tel quel, le corps baignait exactement dans la même lumière
grise, sans relief, que sur les photographies pornographiques. Le
triangle sombre du sexe se détachait avec la même crudité.
(
) - Passe-moi le polissoir qui est sur la table. Il en profita
pour toucher un sein qui pesa dans sa main, tandis qu'elle le regardait
de bas en haut, curieusement. - Fais comme chez toi! - Parbleu!
répliqua-t-il en ricanant. Une bouffée chaude l'avait
envahi et il laissait glisser ses doigts le long du torse, atteignant
un pubis gras et bombé. "
Si l'on analyse la sensualité dans l'uvre de Simenon,
on constate qu'elle est omniprésente, lourde et angoissée,
toutefois moins obsédante dans la série des Maigret.
Bien que des points de suspension remplacent certains mots, le romancier
reste cru d'un bout à l'autre de son uvre. Cru et violent,
comme par exemple dans " La neige était sale ".
Mais son tact, sa discrétion confèrent à cet
érotisme une brutalité dépouillée de
vulgarité.
Sur le plan de la sexualité, Georges Simenon manifestera
une belle précocité. A ce sujet, il ne se montrera
pas avare de confidences dans " La femme endormie ", l'un
des derniers cahiers de dictées :
J'avais six ans et elle devait en avoir six ou huit. (
) d'une
voix honteuse, je lui proposai dix centimes pour me montrer son
sexe. Elle l'a fait comme si c'était la chose la plus naturelle
du monde, alors que pour moi, c'était une découverte
capitale. (
) dans les années qui suivirent, je risquait
des gestes plus osés, en particulier avec des cousines lorsque
nous allions à la campagne. (
) Un an plus tard, j'étais
au collège et je préparais ma communion solennelle.
Près de la chapelle, où j'allais prier devant une
statue de la Vierge pendant les récréations, il m'arrivait
de m'étendre dans l'herbe près d'une bordure d'illets
blancs dont je crois encore sentir le parfum. Je nageais en plein
mysticisme. La Vierge, les illets poivrés; l'herbe
tiède me procuraient une véritable extase, tout comme
la petite fille de l'autre bout de la rue qui ressemblait un peu
à la statue. Je ne savais pas encore qu'aux prochaines vacances,
une magnifique fille de seize ans me déniaiserait et que
la Vierge Marie allait être remplacée dans mon esprit
par les femmes, par toutes les femmes, par " la " femme.
Car, au fond, à part deux exceptions, je n'ai jamais été
ce qu'on appelle d'habitude amoureux d'une femme déterminée.
J'étais amoureux de toutes, curieux de toutes. "
Le médecin de famille lui ayant révélé
que les jours de son père étaient comptés,
Georges Simenon sera amené à abandonner ses études
pour se lancer dans ce qu'il est convenu d'appeler " la vie
active ".
Voilà comment, à l'âge de seize ans, le hasard
lui fera découvrir le journalisme, excellent terrain d'apprentissage
pour le futur romancier qui s'ignore encore.
Simenon gardera un souvenir ému de son séjour à
la " Gazette de Liège " : J'ai vécu pendant
trois ans et demi une des périodes les plus exaltantes de
ma vie. "
Cette période, c'est celle de " La Caque ", petit
groupe de bohèmes romantiques, qui tentent, à leur
manière de refaire le monde :
" Les membres de La Caque, tantôt une dizaine, tantôt
une douzaine, quelque fois seulement trois ou quatre, se réunissaient
dans une sorte de grenier d'une de ces ruelles, au-dessus d'un atelier
de menuiserie. Il n'y avait pas l'électricité. Une
lampe à pétrole nous éclairait. Pour tout mobilier,
de vieux matelas, un ou deux fauteuils défoncés et
une table boiteuse. Nous apportions chacun une bouteille, soit de
vin, soit d'alcool, et certains étaient chargés de
fournir les gâteaux secs. Pendant des heures, nous discutions
éperdument de questions "essentielles ", de Dieu,
de philosophie, d'art, selon les dernières découvertes
que l'un ou l'autre d'entre nous venait de faire dans un livre.
"
L'une de ces soirées de La Caque, qui tournent souvent à
l'orgie, se terminera de façon tragique, puisque l'un des
partenaires sera retrouvé pendu au portail de l'Eglise Saint-Pholien,
ce qui inspirera à Georges Simenon les romans " Le Pendu
de Saint-Pholien " et " Trois crimes de mes amis ".
Cette période de La Caque, c'est, comme Georges Simenon
le dit lui-même, la période où il se sent "
prêt à tous les excès, attiré par tout
ce qui est trouble " :
" Je voyais régulièrement des professionnelles.
Je me souviens que, pour une splendide négresse, j'ai échangé
la montre de mon père que celui-ci avait gagnée au
tir national. "
Plus tard, lorsqu'il s'adonnera à la création littéraire,
Simenon n'aura donc aucune peine à faire jaillir de son vécu
les entraîneuses, strip-teaseuses ou autres filles de joie
: " Comment aurais-je créé des dizaines, peut-être
des centaines de personnages féminins dans mes romans sans
ces aventures de deux heures ou de dix minutes? "
Extrait du roman " Le riche homme " : " Il avait
la réputation d'un coureur de jupons et c'est vrai qu'il
l'avait été dès l'âge de quinze ans.
En une trentaine d'années, n'avait-il pas couché,
ne fût-ce qu'une fois, à la dérobée,
avec une bonne moitié des femmes de Marsilly? C'était
plus fort que lui. Il avait envie de toutes les femmes, peut-être
parce que cela le rassurait. Mais le rassurait à quel propos?
Qu'est-ce qui pouvait encore l'inquiéter ou le tracasser?
"
Sa vie durant, Simenon aura besoin de professionnelles comme de
pain et, dans " La femme endormie ", il en parle avec
un respect teinté de tendresse : " D'abord, elles ont
le courage de se montrer telles qu'elles sont, sans honte et sans
explications oiseuses. J'en ai connu beaucoup, de très près,
et beaucoup d'entre elles m'ont fait leurs confidences. Ce sont
probablement les femmes les plus consciencieuses et j'allais dire
les plus honnêtes qui soient. "
On peut dès lors se demander pourquoi, avec la mentalité
qui était la sienne, Simenon consentit à faire le
pas vers le mariage. Lui-même fournit l'explication :
" Pour moi, le seul moyen d'éviter une catastrophe était
de chercher refuge dans le mariage. " Mais il y a aussi incontestablement
cette angoisse de la solitude qui l'habite : " Je rêvais
du couple, seule union dans laquelle j'avais envie, parfois une
envie douloureuse de me fondre. "
Voici ce que l'on peut lire dans "Les Noces de Poitiers "
: " Il avait toujours eu envie de ne pas être seul. Un
couple. Quand, même à dix-huit ans, même plus
jeune, il voyait deux silhouettes collées dans une encoignure
de porte, il était pris d'impatience, d'une impatience presque
douloureuse. "
On peut dire qu'avec Georges Simenon, rien n'est jamais banal :
" C'est à quatre pattes que je suis entré dans
le mariage. Ceci n'est pas une figure de style . je parle littéralement.
"
Comme si cela devait préfigurer l'idée peu noble
qu'il finira par se forger de l'institution du mariage - il décidera
ainsi de ne pas assister aux mariages de ses enfants - , c'est en
effet d'une manière fort peu conventionnelle, puisqu'en état
de totale ébriété, que Simenon fut amené
à faire la connaissance de Régine Renchon.
" Elle n'était pas belle, ni jolie " ,écrit-il.
Pourtant, cette étudiante à l'Académie des
Beaux-Arts de la Ville de Liège deviendra sa première
femme, en 1923.
En fait, il s'agira davantage d'une attirance intellectuelle que
d'un réel amour : " Son intelligence était vive,
ses connaissances étaient étendues, surtout en art
et, dans le petit cénacle que nous avions formé, mes
amis et elle, tout le monde était impressionné par
ses répliques incisives, toujours gaies, parfois teintées
d'une ironie malveillante. "
Avec Tigy - ainsi la baptisera-t-il -, il montera à Paris,
mangera de la vache enragée et, pour s'en sortir, se mettra
à écrire, " car je ne savais rien faire d'autre
".
Il écrit vite, comme il respire. Des centaines de contes
qu'il signe de divers pseudonymes - Gom Gut, Luc Dorsan, Plick et
Plock, Poum et Zette, Aramis, etc. - et qui paraissent dans des
revues galantes agrémentés de dessins polissons.
Dans ce contexte exaltant du Paris des années vingt, Georges
Simenon est aux anges : " Tout était beau. J'avais l'impression
de découvrir la vraie vie. Le moment arrivait enfin, vers
la fin de l'après-midi, où je pouvais chercher ma
récompense, toujours la même : une femme. Cela allait
du boulevard Sébastopol à la porte Saint-Denis, du
boulevard Montmartre au boulevard de la Madeleine, selon la récolte,
et il y avait enfin les appartements feutrés qui n'étaient
désignés à l'attention des amateurs que par
une porte portant le mot "Massages ". C'était pour
les jours fastes. "
Suivra alors la période des romans dits populaires : "
Romances pour midinettes, avec beaucoup de malheurs. Mais beaucoup
d'amour et de mariage à la fin. (
) Jusqu'à quatre-vingt
pages de roman dactylographiées par jour, de sorte que nous
devenions presque riches en comparaison avec nos débuts.
"
A présent que l'argent rentre, le couple peut envisager
de se loger confortablement. C'est le choix d'un appartement, place
des Vosges, où Georges Simenon installe un bar et se met
à recevoir en engendrant une atmosphère d'où
la sensualité est loin d'être absente : " Moi
en barman, chandail blanc roulé, attrapant les bouteilles
une après l'autre et dosant les alcools. Des représentants
de Montparnasse, de Foujita à Vertès et à
Mais à quoi bon les énumérer? Parfois Joséphine
en personne, dans toute sa gloire, des danseuses russes, la fille
d'un ambassadeur asiatique et, à trois heures du matin, un
certain nombre de corps nus, d'autres étendus sur des coussins
de velours noir où ils passeront le reste de la nuit tandis
qu'à six heures du matin, je m'installerai devant ma machine
pour mes quatre-vingt pages quotidiennes
"
Simenon a cité Joséphine : il s'agit bien évidemment
de la célèbre danseuse d'ébène Joséphine
Baker qu'il va rencontrer à l'automne 1925 et avec laquelle
il entretiendra une liaison amoureuse jusqu'au mois de juin 1927.
Dans "l'organisation Simenon", on trouve, outre Tigy
et une secrétaire, Henriette Liberge, immédiatement
rebaptisée Boule. Ecoutons Pierre Assouline nous expliquer
comment le cercle s'est agrandi : "Les Simenon ont remarqué
cette fille de la campagne lors d'un séjour de vacances sur
la côte normande. Elle était employée chez des
amis à eux comme bonne à tout faire. Originaire de
Bénouville, issue d'une famille de pêcheurs, elle n'a
pas 20 ans mais n'exprime qu'une envie : partir. Simenon l'engage
pour un an : elle restera une vie auprès de celui qu'elle
appelle "mon petit monsieur joli", devenant ainsi un personnage
clef de son existence, témoin unique et privilégié
de toutes ses époques. Pour lui, elle sera la fidélité
faite femme. Boule, qui correspond exactement à son type
puisqu'elle est "blonde, dodue et simple", nouera avec
lui une relation très particulière, tant elle échappe
aux catégories admises des amours ancillaires. Une véritable
affection mutuelle se mêle à l'animalité de
leurs rapports sexuels, fréquents dans leur quotidienneté
dès son arrivée place des Vosges, mais furtifs, par
prudence. Boule prend en charge la cuisine et les tâches ménagères,
Tigy assiste son mari, la secrétaire tape, Simenon dicte
ou écrit. La locomotive est lancée."
Parallèlement à cette soif inextinguible d'érotisme,
Georges Simenon se sent tiraillé par le besoin de chercher
" l'homme, l'homme tout nu, l'homme face à lui-même"
. Pour le découvrir, il va se transformer en nomade et rouler
sa bosse sous toutes les latitudes.
L'aventure commencera en 1928. Cette année-là, Simenon
acquiert le " Ginette ", une barque de cinq mètres,
avec laquelle, tout en continuant à écrire, il se
met à parcourir les rivières et canaux de France.
Ayant pris goût à l'expérience, il se fait
construire une embarcation plus solide, " l'Ostrogoth ",
qui le mènera, un jour de septembre 1929, à Delfzijl,
un petit port du nord de des Pays-Bas. C'est là que le déclic
va se produire, alors que le bateau doit subir une réparation.
Jusqu'ici, en effet, conscient de son immaturité littéraire,
Georges Simenon s'était refusé à sortir du
rayon des contes et des romans populaires. Il avait besoin, en quelque
sorte, de se faire la main : " J'écrivais pour moi.
"
Avec l'apparition soudaine dans son esprit d'un personnage tout
à fait particulier, il va désormais accéder
à un échelon supérieur de la création,
celui du roman policier, qui lui permettra, au départ d'un
déclic, d'obliger les êtres à aller jusqu'au
bout d'eux-mêmes.
Maigret venait ainsi de voir le jour, après quelques verres
de genièvre pris dans un petit café où "
les tables étaient les plus lisses que j'aie jamais vues".
Derrière celui qui ne tardera pas à devenir le plus
célèbre commissaire du monde, on retrouve en fait
la fameuse opposition père-mère, fondamentale pour
le thème qui nous occupe.
Au critique littéraire français André Parinaud
il confiera en effet en 1955 : " Il (mon père) a été
pour moi un exemple de sagesse avec, aussi bien pour les choses
que pour les gens, pour les animaux que pour n'importe quoi, la
même sympathie. Il aimait tout. Il aimait tout le monde. Voilà
pourquoi j'ai pour lui une telle vénération et pourquoi
aussi, quand j'ai voulu créer un personnage sympathique et
comprenant tout, c'est-à-dire le personnage de Maigret, J'y
ai mis, à mon insu, un certain nombre de traits de mon père.
"
" Comprendre et ne pas juger ". Telle sera la devise
de Maigret. Elle figurera également sur l'ex-libris de Georges
Simenon.
Aux côtés de Maigret, il y a, naturelle, un rien effacée
mais toujours compréhensive, son épouse : Elle y était
habituée. Il savait qu'il pouvait rentrer chez lui et qu'elle
se contenterait de l'embrasser, de remuer ses casseroles sur le
fourneau et de remplir une assiette de quelque ragoût odorant.
Tout au plus risquerait-elle, mais seulement quand il serait à
table, et en le contemplant, le menton entre les mains : -Ca va?
A midi ou à cinq heures, il eût trouvé le repas
prêt de même. "
Cette description de Mme Maigret, que l'on trouve dans " Pietr-le-Letton,
le premier roman de la série des MAIGRET, écrit à
Delfzijl en 1929, nous transporte, il faut bien le dire, aux antipodes
de la sexualité exubérante de Simenon. Cependant,
celui-ci confessera : " Quand on m'a demandé si mon
idéal amoureux était Mme Maigret, j'ai carrément
répondu que oui. Je ne pense pas que ce soit équivoque.
Il m'en coûte de vivre dans le mensonge, ou plutôt dans
le demi-mensonge, dans une situation qui n'est pas nette ".
Dans " Le train de Venise ", on peut lire : " C'était
étrange de découvrir soudain, parce qu'un inconnu
lui avait poussé presque de force une clef dans la main,
que presque toute sa vie était basée sur des demi-vérités,
sinon sur des mensonges. "
On trouve là l'explication de l'échec dans lequel,
après vingt-sept ans, sombrera le premier mariage. Car avec
Tigy, précisément, Georges Simenon a toujours été
contraint de biaiser, de recourir aux subterfuges : " Tigy
aux sombres et épais sourcils, était d'une jalousie
intransigeante et elle m'avait annoncé que, le jour où
elle apprendrait que je la trompe, elle se suiciderait. J'ai vécu
vingt ans avec cette menace au-dessus de ma tête. "
Sans doute Simenon a-t-il dû effaroucher quelques lectrices
de " Marie-Claire ", lorsqu'il dévoila sa conception
de la jalousie dans les colonnes du magazine : " -Simenon,
croyez-vous à la fidélité? - Non, pas à
celle des hommes. - Vous ne croyez pas à la fidélité
masculine? - Pas du tout! De même que la femme jalouse est
une plaie. La femme jalouse détruit la civilisation. C'est
à cause d'elle que le divorce existe. C'est à cause
d'elle que tous les drames passionnels éclatent
Je
le dis tout net : la femme doit se satisfaire de son rôle
de compagne et ne pas contraindre l'homme à une fidélité
physique qui n'a pour moi aucune importance. "
Dans l'uvre de Simenon, beaucoup de drames, en effet, naissent
de la jalousie féminine.
Dans " La Vérité sur Bébé Donge
", on trouve le passage suivant : " Cela lui paraissait
impossible, monstrueux. S'il en était ainsi, c'était
à désespérer de tout. Penser que, parce qu'à
certain moment un besoin physique sans importance naissait en lui
et commandait ses actes
"
Contrairement à son mari, Tigy ne voulait pas avoir d'enfants.
Est-ce pour tenter de sauver une union qu'elle sentait chancelante
qu'elle changea brusquement d'avis, un jour d'août 1938, après
quinze ans de vie commune. Et Simenon d'écrire : " Il
n'a pas fallu me le répéter. Ce jour-là, peut-être
à l'heure même, tu as été conçu.
" Ainsi naquit Marc, en 1939.
Quant à la production littéraire, elle ne cesse de
s'amplifier. Aux Maigret s'ajoutent maintenant des " romans-romans
", aussi qualifiés de " durs, " psychologiques
", " de la destinée ". Mais le procédé
reste identique : c'est toujours l'homme de la rue qu'une situation
précise vient déséquilibrer et qui rompt ses
habitudes, fait le bilan de sa vie.
Ici, bien sûr, la femme continue à jouer un rôle
important. Et Tigy d'expliquer : Dans ses livres, vous ne trouverez
que deux sortes de femmes, les prostituées et les femmes
au grand cur qui sont probablement veuves, des personnes comme
sa mère. Simenon peut avoir connu des milliers de femmes,
comme il dit, mais je ne crois pas qu'il connaisse " une "
femme. Je crois qu'il a été très influencé
par sa mère et pour lui c'est elle qui représente
les femmes
Quand ce n'est pas une prostituée! "
En octobre 1945, Simenon se rend aux Etats-Unis. La période
américaine commence. Elle durera dix ans.
Sitôt arrivé, l'écrivain se met en quête
d'une secrétaire. Un éditeur lui recommande Denyse
Ouimet, d'origine canadienne.
Ainsi que l'explique Simenon à son fils Marc dans "Mémoires
intimes", la première entrevue à New York va
tourner littéralement au coup de foudre : "Nous avons
dîné dans je ne sais quel petit restaurant à
la lueur mouvante des chandelles installées sur chaque table
et au son d'un piano qui jouait des blues. (
) J'allais connaître,
pour la première fois, ce qu'on appelle la passion, une véritable
fièvre que d'aucuns, y compris des psychologues et des médecins,
assimilent à une maladie. La soirée ne faisait que
commencer et j'en ressentais déjà les premiers symptômes.
Je refusais d'y croire. Je me défendais de mon mieux, mais
elle me regardait de ses yeux où elle mettait toute la nostalgie
du monde en fredonnant : "Kiss me once, and kiss me twice
"(
)
Tout balançait. Ma vie, la tienne, celle de tes futurs frères
et sur, allaient se décider pour longtemps, pour des
années et des années."
Ici, point de doute possible. La liaison qui voit le jour sera
"basée sur une attirance sexuelle, sur une soif d'une
certaine frénésie".
Tigy sera au courant. Mais il est vrai qu'entre elle et Georges,
les rapports avaient fini par évoluer : "Je n'avais
plus à me cacher de Tigy, qui restait pour moi une bonne
camarade à qui je racontais mes fredaines et que cela amusaient
à présent. J'avais quarante-deux ans."
Les éléments autobiographiques, nous l'avons vu,
reviennent fréquemment dans l'uvre de Simenon. Ainsi,
dans " La vérité sur Bébé Donge
", trouve-t-on le dialogue suivant : " - Vous aviez donc,
non pas une, mais de nombreuses aventures?
- Assez nombreuses
La plupart du temps sans importance, souvent sans lendemain
- Et rentré chez vous racontiez à votre femme
-Je la considérais comme une camarade
Elle-même
m'avait mis à l'aise
"
Mise devant le fait accompli avec une grossesse de Denyse - Johnny
naîtra en septembre 1949 - Tigy consent au divorce, qui sera
prononcé le 22 juin 1950. Et dès le lendemain, Simenon
se remarie.
C'est sur un ton amer, que d'aucuns trouveront cynique, qu'il tire
le bilan de son premier mariage : " Peut-on parler de premier
amour? Je ne crois pas. Je ne crois pas l'avoir vraiment aimé.
J'en suis presque sûr. (
) Combien de fois, combien de
minutes ai-je senti que nous étions deux à penser,
à sentir et à vivre au même rythme, presque
de la même respiration? Jamais, je crois, et c'est bien pourquoi
pendant toute cette période je n'ai pas cru à l'amour,
pourquoi aussi je multipliais les occasions de me distraire, que
ce soit sut un continent ou sur un autre. "
Que lit-on dans " Le riche homme " : " Il avait
eu beaucoup de femmes, de toutes les sortes, y compris la sienne,
mais aucune n'avait dérangé le moins du monde son
équilibre. Il n'avait jamais prononcé le mot amour
et, d'ailleurs, il n'y croyait pas. " Et un peu plus loin :
" Il en voulait davantage, il ne savait pas quoi au juste.
Une fusion totale. Quelque chose qu'il n'avait connu ni avec Jeanne
ni avec aucune autre femme. "
Comme Simenon à cette époque, Denyse lève
volontiers le coude. De plus, et à l'inverse de Tigy, elle
ne dédaigne pas les exubérances sexuelles de son mari.
Témoin ces scènes à Cuba, décrites dans
" Mémoires intimes " : " Un après-midi,
D. et moi décidons de visiter une des trois maisons de rendez-vous.
Avons-nous bu quelques " daïkiris "? Peut-être.
D., fort à son aise, regarde avec admiration une grande fille
du plus beau noir au corps nu sans défaut. - Pourquoi ne
couches-tu pas avec elle? - Et pourquoi pas? J'ignorais que D. serait
présente et ne se contenterait pas du rôle de spectatrice.
Quelques jours plus tard, elle me parle d'une autre maison fort
prisée des Américains que notre directeur d'hôtel
nous a recommandée. Nous nous y rendons. C'est moins élégant
que la première, mais plus vivant, plus animé, et
des couples boivent et bavardent dans le patio. Nous choisissons
deux jeunes femmes, une blonde, venue de je ne sais où, et
une mulâtresse belle et lascive. Dans le patio, nous buvons
avec elles, puis elles nous emmènent dans une chambre où
nous allons passer près de deux heures. D. y prend un tel
plaisir que nous y retournons deux fois, trois fois, davantage encore,
et que la blonde nous remettra en rougissant une photographie d'elle,
grand format, sans voiles, qu'elle nous dédicace à
tous les deux. "
Un tel contexte, où se mêlent deux fortes personnalités,
est souvent générateur de tourments.
En 1955, la famille regagne l'Europe, agrandie d'une fille, Marie-Jo,
née en 1953. Après une halte dans le midi de la France,
c'est l'installation en Suisse, à Echandens, en 1957.
Entre Georges Simenon et Denyse, le climat va alors se détériorer
à petit feu : " A Echandens, si je ne suis pas un inconnu
dans la maison, je suis en tout cas l'indésirable, sauf quand,
enfermé dans mon bureau, avec un " Do not disturb "
à la porte, j'écris mes romans. A quoi d'autre suis-je
donc bon? A faire l'amour? Elle le désire de moins en moins,
ne feint plus l'extase, se créé enfin sa vie à
elle sous la raison sociale " Mme Georges Simenon ". La
madame suffit. Le monsieur est devenu superflu. (
) Hélas,
D. boit de plus en plus et je serais le dernier à le lui
reprocher. Voilà longtemps que les médecins ont reconnu
que l'alcoolisme n'est pas un vice, mais une maladie qui doit se
soigner comme une autre et qui n'entraîne aucune honte. J'ai
bu aussi, surtout aux Etats-Unis et au Canada. Il est vrai que je
ne buvais que par période, car je m'obligeais à l'abstinence
lorsque je préparais, écrivais ou revoyais un roman.
(
) J'ai déjà dit que, depuis New York, je voulais
la guérir. La guérir d'elle-même. La guérir
du besoin, qui remontait à sa jeunesse, d'être autre
qu'elle était. La guérir de son besoin de briller,
qui lui avait valu de ses frères le surnom de " La Diva
". Besoin de briller que je voyais se transformer peu à
peu en besoin de dominer. (
) Mes rapports avec D., que je
sentais se dégrader toujours un peu plus, avec des orages
inattendus, des éclaircies, des périodes de grisaille
chargées d'une sourde menace. "
La naissance d'un troisième enfant, Pierre, en mai 1959,
ne permettra pas de redresser la situation : " Il y a maintenant,
écrit Simenon, une pente ascendante dans l'alcoolisme de
D. "
Au début des années soixante, l'écrivain va
donc traverser une période particulièrement pénible,
que l'on peut suivre en lisant une sorte de journal tenu à
l'époque et qui ne sera publié qu'en 1970 sous le
titre significatif " Quand j'étais vieux ".
Mais déjà, dan son existence, une troisième
femme est entrée.
C'est à Milan, en 1961, que Denyse fut amenée à
engager une nouvelle femme de chambre. Georges Simenon assistait
à la scène : La jeune femme se tient debout, ni gênée
ni arrogante, et je remarque alors une sorte de sérénité
naturelle. Son visage est ouvert, ses yeux clairs, ses cheveux auburn,
et je ne serais pas surpris d'apprendre qu'elle est originaire de
Venise. (
) Surtout, pourquoi, dans ce bureau assez terne et
anonyme dont D. est devenue le centre, ai-je l'intuition que cette
étrangère jouera un rôle important dans ma vie?
Je ne crée pas une légende par plaisir. Teresa elle-même,
des années plus tard, lorsque je lui rappellerai cette première
entrevue aura de la peine à me croire. "
Poussé par son traditionnel instinct, Georges Simenon ne
tardera pas à faire plus ample connaissance : " Un matin
que je trouve Teresa seule, penchée sur la coiffeuse du boudoir,
un vis désir d'elle me saisit et je la trousse, sans qu'elle
bouge ou proteste. Jamais de ma vie, je l'affirme, je n'ai forcé
une femme, d'une façon ou d'une autre, à accepter
mes avances. Je n'ai pas non plus pratiqué ce que les grands
bourgeois appellent dédaigneusement les " amours ancillaires
" auxquelles ils se livrent d'ailleurs les premiers en s'arrogeant
ce que les grands seigneurs de jadis appelaient le " droit
de cuissage ". Pour moi, une femme est une femme, donc digne
de respect, quelles que soient ses fonctions ou ce qu'on appelle
d'un mot que je déteste, " sa situation sociale ".
Par souci d'honnêteté, Teresa racontera l'épisode
à sa patronne. Mais au lieu de se voir signifier son congé,
elle s'entendra dire : " Sachez, ma fille, que si j'étais
jalouse de " Monsieur ", il y a longtemps que je vivrais
plus avec lui. (
) Vous pouvez continuer si cela vous amuse.
"
Crises aiguës d'éthylisme, consultation de psychiatres,
cures de désintoxication : le déséquilibre
de Denyse inquiète considérablement Georges Simenon.
Pensant favoriser ainsi la guérison, il fait construire
à Epalinges, près de Lausanne, une luxueuse villa
mais, dès le premier soir de l'emménagement, le 18
décembre 1963, " Denyse " fera une scène
effroyable " : " Je hais cette maison! " .
Et très vite, Simenon devra accepter le verdict médical
: " Votre femme n'est plus la même que celle que vous
avez cru connaître. Elle est devenue un danger pour ses enfants,
pour vous-même, qu'elle a pris en haine, après s'être
essoufflée à vous égaler, puis à vous
dépasser. Votre seule existence continue et continuera à
gêner ses ambitions. Je ne dis pas qu'elle ne sortira pas
d'ici. Elle en sortira un jour, proche ou lointain. (
) Vous
devez vous faire à l'idée que, désormais, il
n'existe plus aucun lien entre elle et vous. "
Auprès de Teresa, Georges Simenon trouvera la force de traverser
l'épreuve. Lors d'un entretien télévisé,
il confiera : " Ce sont les psychiatres qui s'en sont occupés.
Elle a été plusieurs fois n maison de santé,
de sa propre volonté, pas de la mienne, comme elle l'a prétendu.
Teresa a assisté à tout cela. J'étais complètement
désemparé, une chiffe molle, prêt à me
suicider. Si je ne l'ai pas fait, c'est grâce à Teresa
qui a retiré toutes cartouches qui existent dans la maison.
J'ai alors connu le véritable amour. L'intégration
de deux êtres qui n'en font qu'un seul et qui sont capables
de vivre ensemble pendant près de vingt ans, vingt-quatre
heures sur vingt-quatre. "
Avec Denyse, il n'y aura pas de divorce, mais une séparation
qui interviendra au terme d'une longue et déchirante procédure
juridique.
Dans l'ombre, une enfant souffre. Ebranlée depuis l'âge
de onze ans par la vision d'une scène intime à laquelle
se livrait sa mère, Marie-Jo ne parvient pas à assumer
son destin de femme. Et voilà à présent que
pour se défendre, cette mère, par le biais d'un livre
intitulé " Un oiseau pour le chat " , tente de
salir celui auquel elle voue un réel amour : son père.
Brisée moralement, elle décide d'en finir, le 19 mai
1978, en se tirant une balle dans la poitrine.
Bernard Pivot s'en est atrocement voulu d'avoir proposé
à Georges Simenon d'écouter la voix de sa fille, lors
de l'entretien télévisé réalisé
à l'occasion de la sortie des " Mémoires intimes
". Car c'est un homme brisé, essayant de retenir ses
larmes, qui est apparu sur l'écran. Et l'écrivain
d'expliquer : " Elle voulait avoir un amour total, une union
totale. Je pouvais lui donner tout mon amour, toute ma tendresse,
mais je ne pouvais tout de même pas aller jusqu'à l'amour
physique. "
Car c'était bien d'amour charnel dont rêvait Marie-Jo
: " Comme Teresa nous a laissés seuls, à son
habitude, tu me regardes presque durement et j'ai peur de comprendre
Tu me dis en effet, comme étouffant ta colère : -
Pourquoi elle et pas moi? - Tu ne comprends donc pas, ma petite
fille? - Comprendre quoi? Je te désigne le lit. - Teresa
partage tout de ma vie. - Et alors? J'ai toujours craint ce que
je découvre soudain. Tu me montres l'anneau d'or que tu m'as
demandé quand tu avais huit ans, que tu as fait élargir
plusieurs fois et que tu portes encore, que tu porteras même
après que
Que te répondre? Un jour, tu parleras
d'inceste au sujet de ta mère, à propos d'une scène
ignoble qui t'a tant traumatisée. Et voilà qu'à
présent
- Tout ce qu'elle a fait pour toi, je peux
le faire, non? "
Avant de commettre l'irréparable, Marie-Jo avait tenu à
téléphoner une ultime fois à son père
: " - Je t'aime, Dad
Dis-moi aussi que tu m'aimes
- Je t'aime tendrement, ma chérie
- Non. Je veux que
tu me dises, sans plus : je t'aime
Je suis troublé par ton insistance. - Dis-moi : " je
t'aime. " Et je prononce tendrement : - Je t'aime. "
En novembre 1981 paraîtront donc les "Mémoires
intimes ", suivis du très bouleversant " Livre
de Marie-Jo ". La dédicace que Georges Simenon a eu
l'amabilité de m'accorder est catégorique : Ce dernier
livre que j'ai écrit et qui sera bien le dernier. "
On s'est longuement interrogé sur les motivations qui ont
poussé l'intéressé, à un âge fort
avancé et alors que la gloire n'était plus à
établir, à nous ouvrir ainsi son jardin secret. Certains
se scandaliseront de la démarche, y voyant la marque d'un
exhibitionnisme indécent.
Simenon a-t-il voulu riposter face aux dénigrements dont
l'accablait Denyse et qui venaient d'atteindre leur paroxysme, en
septembre 1981, avec la sortie, sous le pseudonyme d'Odile Dessane,
du " Phallus d'or "? C'est possible.
Mais je crois surtout qu'après avoir consacré son
existence à disséquer les autres, il a éprouvé
le besoin de descendre dans ses propres abîmes. Peut-être
est-il ainsi parvenu, à travers une sorte d'exorcisme, à
accéder enfin à l'apaisement; un apaisement auquel
Teresa est toutefois loin d'être étrangère :
" Deux curiosités m'ont toujours habité : les
femmes et les destinées humaines. Aujourd'hui, et depuis
près de dix-huit ans, c'est-à-dire depuis que j'ai
connu teresa, je ne suis plus curieux des autres femmes, mais je
continue à collectionner les destinées. "
Le 5 septembre 1975, voici ce que confiait Georges Simenon à
son magnétophone : " Je reçois ce matin la lettre
d'un lecteur parisien qui m'amuse et, je l'avoue, m'enchante. Il
a dû lire une grande partie de mes livres, sinon tous mes
livres et il y a cherché les mots qui reviennent le plus
souvent. Sa première liste est : Peur - Pluie - Destin -
Bilan - Comprendre - Enfant de chur - Ecole - Pipe - Poêle
- Pitié. Mon lecteur ajoute qu'à la place d' "
enfant de chur ", il aurait pu mettre " dimanche
" ou " cloches, " un vrai dimanche avec des cloches
". Une autre liste est donnée comme variante de la précédente
: Pluie - Peur - Destin - Bilan - Comprendre - Ecole - Dimanche
- Pipe - Poêle - Soleil.
Enfin, sans doute après la lecture de mes derniers livres,
il ajoute un autre mot-clé : Sérénité.
Ces deux petites listes résument, parfois plus éloquemment,
les textes de nombreux critiques. Il manque seulement, à
mon avis, sinon le mot amour, que je n'ai commencé que bien
tard à employer
.