« Mon cher Buffet... »
Lettre-préface

  • Rédaction
    [ ? ], entre fin février et début mars 1958.


  • Manuscrit
    1 feuille manuscrite, au crayon noir, datée du 3 mars 1958 ; 27 x 21 cm.
    3 feuilles dactylographiées, avec des corrections à l'encre noire ; 24 x 21 cm.
    Conservation : Fonds Simenon (Liège, Belgique).


  • Publication d'une préoriginale
    Aucune.


  • Edition originale
    In Bernard Buffet.
    Achevé d'imprimer : 30 septembre 1958.
    Paris, Les Presses Artistiques ; préface de Georges Simenon ; [commentaire et analyse des œuvres] par Jean Bourret ; non paginé ; illustrations en couleurs et en noir-blanc ; 18,5 x 17,5 cm.
    Collection « Les Cahiers de la peinture », n° 4.




    Bernard Buffet, 1958.
    Edition originale.



  • Remarque(s)
    « Mon cher Buffet... » est le premier des deux textes que Simenon a consacrés au peintre français. Le second s'intitule La signification de Bernard Buffet.

    Bernard Buffet : quelques repères biographiques.

    Voir aussi : Jeux de dames, un portofolio comprenant des lithographies de Bernard Buffet, dont un exemplaire est dédicacé par l'artiste à Georges Simenon.


  • Texte intégral
    Mon cher Buffet, si je choisis la forme d'une lettre personnelle, c'est qu'il me paraît outrecuidant, lorsqu'il s'agit d'un homme dont la légende s'est emparée probablement plus que d'aucun autre artiste d'aujourd'hui, d'écrire une préface ou une présentation. Nous n'avons jamais, au cours de nos rencontres, parlé peinture ou littérature, et nous avons trop de pudeur l'un et l'autre pour échanger des confidences.

    Je pense pourtant que je connais assez bien l'homme que vous êtes, et c'est pourquoi je ne tremble pas trop pour votre équilibre quand je lis tout ce qui s'écrit sur vous et sur votre œuvre et quand j'assiste à l'espèce de dépeçage systématique de votre personnalité, comme si les gens espéraient, par une psychanalyse plus ou moins subtile ou féroce, atteindre le noyau, obtenir la révélation, en une phrase précise, de ce qui fait de vous l'artiste que vous êtes.

    C'est à peine si vous paraissez conscient de la rumeur qui vous entoure et vous gardez ce sourire voilé, intime, qui est votre marque.

    M'est-il seulement arrivé de vous dire mon admiration ? Vous ai-je dit que je vous considère comme un des peintres les plus authentiques de notre époque et comme un artiste complet ?

    Je le savais déjà pour avoir rencontré vos œuvres de par le monde, mais je l'ai mieux compris lorsque, à la Galerie Charpentier, j'ai pu suivre, année par année, le déroulement de votre effort sur la cimaise.

    J'ai su, que jamais l'idée ne vous était venue, comme tant d'autres, de choisir un genre, une originalité, une technique, encore moins une personnalité, que vous n'avez suivi aucune mode et que, si vous peignez comme vous le faites, c'est qu'il vous serait impossible de peindre autrement.

    Vos premières toiles sont éloquentes, car elles révèlent, chez l'adolescent à peine conscient de lui-même, une vision du monde qui est bien la sienne, qui le restera, qu'il imposera peu à peu aux autres, dont il enrichira les autres.

    Cela paraît tout simple, tout naturel, n'est-ce pas, et pourtant combien, parmi ceux qui peignent, qui écrivent, qui se consacrent à un art, le font uniquement, sincèrement, parce qu'ils ont besoin de s'exprimer ?

    Vous ne nous avez apporté aucune théorie. Vous n'avez pas menacé de brûler le Louvre. Vous ne défendez aucune formule. Connaissez-vous seulement la vôtre ?

    Votre outil, vous l'aviez en main dès les premiers jours et vous n'avez fait ensuite, peu à peu, en artisan qui apprend son métier, que l'assouplir afin de le rendre plus apte à dire ce que vous avez à dire. On vous a reproché de trop peindre, comme si on vous reprochait de trop respirer, et on a oublié l'œuvre monumentale des artistes de la Renaissance et de toutes les époques.

    On vous a même reproché votre âge, oubliant toujours l'Histoire, Raphaël peignant le Couronnement de la Vierge à vingt ans, Michel-Ange son Bacchus Ivre à vingt et un et sa Pieta à vingt-trois ans, Véronèse couvrant, à vingt-trois ans aussi, les murs des palais. Aux yeux de certains, vous êtes une sorte de monstre parce que découvrant le cirque, les rues de Paris ou Jeanne d'Arc, vous vous efforcez, d'une haleine, d'aller jusqu'au bout de votre obsession. Ce mot-là, mon cher Buffet, il est bien entendu que je ne l'emploie pas dans le même sens que ceux qui veulent, coûte que coûte, découvrir une explication à ce qui les dépasse.

    Vous êtes seul, comme nous le sommes tous, au centre d'un univers plus ou moins hostile, plus ou moins étranger et effrayant, qui n'est pas le même pour chacun.

    Mais, votre univers à vous, nous avons le privilège de le connaître, d'y pénétrer en familier, en ami.

    Peu importe que ce soit par altruisme que vous nous fassiez ce don ou faute de pouvoir en garder le poids pour vous seul. Nous en jouissons quand même.

    J'aime votre silhouette timide et votre visage de grand garçon toujours un peu effrayé de se heurter aux angles trop durs des objets. J'aime vos silences pudiques et toute la ferveur que vous laissez quelquefois filtrer dans un regard.
    J'aime et j'admire votre œuvre, mon cher Buffet parce qu'elle est d'un très grand peintre et qu'elle vous ressemble.

    Excusez-moi d'en avoir si peu dit, de l'avoir si mal dit, et croyez-moi votre ami.

    Georges Simenon,
    3 mars 1958.


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