A la retraite,
le commissaire Maigret !

Article

  • Rédaction
    [ ? ].


  • Manuscrit
    [ ? ].


  • Publication d'une préoriginale
    Dans l'hebdomadaire « Confessions », n° 10 du 4 février 1937 ; pp. 22-26 ; illustrations (photos).


      A la retraite, le commissaire
    Maigret !
    , 1937.
    Publication en préoriginale.




  • Edition originale
    In La vraie naissance de Maigret, de Francis Lacassin.
    Achevé d'imprimer : septembre 1992.
    Monaco, Editions du Rocher ; 22,5 x 14 cm, 168 pages.
    Pas de grands papiers, ni de tirage numéroté.


     
    La vraie naissance de Maigret, 1992.
    A la retraite, le commissaire Maigret !
    Edition originale.


  • Remarque(s)
    Le 23 février 1963, dans « Le Figaro littéraire », Simenon rend hommage au commissaire Guillaume — qui a été l'un des modèles de Maigret — qui vient de décéder. L'article est intitulé Un frère aîné de Maigret.

    Lire aussi les notices suivantes :

    Lettre à Maigret pour son cinquantième anniversaire, 1979 (1979) ;
    Maigret reprend du du service (1934) ;
    Naissance de Maigret (La) (1966) ;
    Simenon, répondez ! (1952).


  • Contexte
    En octobre 1933, Simenon signe un contrat qui le lie à Gallimard jusqu'en 1945. Dans son esprit, il en a terminé avec Maigret et la publication, en juin de la même année, de L'écluse n° 1. Aussi, avec un roman intitulé symboliquement Maigret (Paris, Fayard, 1934), l'auteur croit-il se débarrasser définitivement de son personnage qu'il envoie à la retraite à Meung-sur-Loire.

    L'abandon de Maigret est motivé par l'ambition de passer à d'autres excercices et d'en finir avec un héros qui le rattache un peu trop au monde du fait divers.

    C'est dans cette perspective que s'inscrit l'article dont il est question ici et qui est publié dans le magazine des frères Kessel, « Confessions ». D'ailleurs, de retraite pour Maigret, les lecteurs ne veulent pas en entendre parler et ils le font savoir à Simenon.

    L'auteur est aussi sollicité par ses éditeurs et doit se rendre à l'évidence : le destin de Maigret ne lui appartient plus. En 1936, il fait revivre le commissaire dans une série de nouvelles-concours commandées par le quotidien « Paris-Soir » puis, l'année suivante, par la Société Parisienne d'Editions qui lui réclame dix enquêtes (également sous forme de nouvelles) pour sa collection « Police-Film / Police-Romans ».


  • Texte intégral
    — Et le jeune homme blond à lunettes ? demandai-je.

    Le commissa
    ire Maigret se contenta de me regarder avec l'air de dire :
    — Vous ne savez pas encore que le jeune homme à lunettes dont on parle au début du roman n'est jamais le bon ?
    — Mais, pourtant, ripostai-je, le balayeur…
    — Ah ! oui, fit-il, le balayeur…

    Et il y eut un drôle de sourire sous ses moustaches gauloises :
    — Vous ne nierez pas que des puissances occultes avaient intérêt à…

    Maigret grognait, recevait des rapports, des gens qui prétendaient avoir entendu d'autres gens dire qu'ils savaient quelque chose.

    C'était, samedi encore, le Maigret du huitième ou du neuvième chapitre, quand il ne lui reste plus que quarante pages pour découvrir le coupable. A ces moments-là, il est plus taciturne que nature et il grogne beaucoup plus qu'il parle, à moins que ce soit pour écarter les opportuns d'un gros mot.

    Etaient-ce les quatre douilles qui retenaient son attention ? Etait-ce le stylet qui, d'après les uns, révélait l'intervention d'un Espagnol et, d'après les autres, celle d'un Italien ?

    Au troisième chapitre, c'est-à-dire vers mercredi, on avait parlé d'une vengeance de femme.

    Au quatrième chapitre, il avait été question de la double vie de la victime.

    Maigret ne bronchait pas, fumait, recevait des visiteurs et poursuivait lourdement son idée.

    Et dimanche enfin, comme il était assis à son bureau, devant des documents épars, je le vis ramasser d'un geste tous ses papiers, se lever avec un soupir, décrocher son pardessus et saisir son melon.

    — Ce n'est pas possible ! dis-je. Vous ne pouvez pas avoir trouvé la solution. Nous n'en sommes qu'au neuvième chapitre et…
    — Vous venez ? me dit-il. Il faut que je ferme le bureau.
    — Vous voulez retourner sur les lieux ?
    — Pas question.
    — Vous n'allez pas me dire que vous comptez procéder à une arrestation ?

    Nous étions dans le couloir de la P.J. et Maigret, tranquillement, décrochait l'écriteau apposé à sa porte et où figuraient son nom et son titre.

    — Voilà ! me dit-il simplement.
    — Voilà quoi ?
    — Vous le voyez bien ! Je m'en vais ! Je m'en vais chez moi. Chez moi, comprenez-vous ?
    — Mais le jeune homme blond à lunettes… Mais le balayeur… Mais l'association secrète qui…
    — Cela ne me regarde plus… Nous sommes le 31 janvier… A partir de minuit, je ne suis plus commissaire divisionnaire et…
    — A la retraite… le commissaire… Maigret !

    Et c'est ainsi, par la retraite, que prit fin la dernière enquête du commissaire Maigret.

    Vous demandez de quel Maigret il s'agit ? Je parle du vrai, bien entendu. Ou plutôt du faux, puisqu'il ne s'appelle pas Maigret, mais Guillaume. Ou plutôt non, j'avais raison, il s'agit bien du vrai, puisque c'est lui qui a servi de modèle au faux…

    Peut-être, après tout, serait-il plus simple de commencer par le commencement.

    Donc le commissaire Maigret (cette fois, il s'agit bien de celui de mes romans), le commissaire Maigret, dis-je, est né par le plus grand des hasards le…

    Au fait, il n'est même pas né en France, mais en Hollande, en 1929 ou en 1930, alors que mon bateau, fatigué par un été dans les mers du nord, avait quitté son élément naturel et se dressait sur un chantier, livré aux mains des calfats.

    Je ne sais pas si vous connaissez les calfats. Ce sont des gens qui, à grands coups de maillet, s'acharnent à faire pénétrer le plus d'étoupe possible entre les bordés d'un bateau. Du matin au soir donc, ils frappaient de la sorte et, dans ma cabine, on aurait pu se croire sous la grosse cloche d'une cathédrale un dimanche de Pâques.

    Comme il me fallait travailler coûte que coûte, ne fût-ce que pour payer ces bougres-là, je dénichai, au fond du port, une goélette coulée depuis des années et dans laquelle il n'y avait, par miracle, qu'une dizaine de centimètres d'eau.

    C'est là que Maigret est né, moi, assis sur une caisse, ma machine sur une autre, mes pieds en équilibre sur des briques qui formaient d'instables îlots, avec quelques rats étonnés qui tenaient le rôle du bœuf et de l'âne de la crèche.

    Je n'avais lu alors ni Conan Doyle, ni Wallace, ni les ouvrages de Locard, de Grotz ou de Reiss. Je n'avais mis les pieds ni au quai des Orfèvres, ni rue des Saussaie, et, en fait de policiers, je ne connaissais que les agents à bâton blanc qu'on voit au coin des rues.

    Pourquoi je m'étais mis en tête d'écrire des romans policiers ? Je n'en sais rien. Peut-être simplement parce que mon éditeur me réclamait des romans cosmopolites genre Dekobra.

    Je me dis :
    — En somme, c'est un métier comme un autre. Donc, ces gars-là doivent être des gens comme les autres…

    Et je conçus Maigret à la ressemblance de tout le monde, un brave type faisant son métier aussi consciencieusement que possible.

    Le roman fini, je l'expédiai à Paris et, comme mes calfats en avaient terminé avec mon bateau, je repris la mer, arrivai à Wilhelmshafen, où je trouvai commode de m'amarrer à une pile du pont pour commencer un nouveau livre.

    Le lendemain, les autorités me priaient de m'installer ailleurs, et je choisis un îlot formé par une quarantaine de torpilleurs qui se rouillaient.

    Il était dit que l'enfantement de Maigret serait laborieux. Je n'en étais pas au second chapitre qu'un quidam du contre-espionnage (un vrai policier, celui-ci, le premier, en réalité que je voyais d'aussi près) me demandait avec insistance pourquoi je choisissais un port allemand pour mes exercices de dactylographie.

    Après quoi, mal convaincu de l'innocence de mes travaux, il s'installait dans ma cabine et, des heures durant, épluchait ma copie.

    — Que signifie exactement cette phrase ? me demandait-il soupçonneux.

    Ou bien :
    — Pourquoi mettez-vous trois petites étoiles après ce passage ?

    Ce fut mon premier lecteur. Un lecteur peu enthousiaste, puisqu'il me donna quarante-huit heures pour quitter les eaux allemandes en compagnie de mon Maigret inachevé.

    Un Maigret inachevé, c'est le mot : plein de bonne volonté, certes, mais bien peu au courant des règlements qui régissent sa profession et même parfois les lois de son pays. Dans sa fougue, il confondait Police Judiciaire et Sûreté Générale, inspecteurs et brigadiers, gendarmes et gardes mobiles, et il poussait l'humilité jusqu'à faire toutes les planques en personne, les pieds dans l'eau, sous la pluie battante. Quant aux délégations judiciaires, je crois bien qu'il ne savait pas ce que c'était.

    Il avait beau être mon enfant et être né dans la cale d'un navire échoué, je n'en finis pas moins par lui trouver mauvaise mine et, un beau jour, pris de scrupules, j'allai timidement faire un tour au quai des Orfèvres, pour voir les vrais.

    Or, je fus très surpris d'entendre M. Xavier Guichard, alors directeur de la P.J., me dire avec son plus malicieux sourire :
    — Voulez-vous que je vous présente le commissaire Maigret ?

    Et il me l'a présenté : un Maigret en chair et en os, un Maigret grognon et sensible, têtu comme une mule, tellement têtu qu'il s'est toujours obstiné à fumer la cigarette sans comprendre qu'il me gâchait mon personnage qui, lui, a toujours une pipe entre les dents.

    Mais, par contre, sa façon de vous regarder au milieu du front comme si vous étiez transparent…

    Et sa façon de vous écouter avec l'air de penser à autre chose…

    Et de concrétiser soudain sa pensée par un « Merde ! » sonore…

    Que pouvait faire mon Maigret à moi ? Regarder l'autre et l'imiter - la cigarette en moins, évidemment !

    Bref, ressembler autant que possible au commissaire Guillaume. Lui ressembler au point de rompre avec toutes les traditions des policiers de roman et de n'avoir aucun génie.

    Je sais que le commissaire Guillaume ne m'en voudra pas et qu'il est le premier à l'idée de ce qui arriverait si les policiers se mettaient à avoir du génie.

    De même n'en voulait-il pas à Maigret quand celui-ci, au début, embusqué dans le bureau de son modèle, grommelait :
    — C'est bête comme chou !

    Parbleu, oui, c'est bête comme chou. Un monsieur - ou une dame - a commis un crime, ou un vol, ou un attentat à la pudeur, ou n'importe quoi qui, s'il avoue, lui vaudra tant d'années de prison, à moins que ce soit la guillotine.

    Or, en face de lui, se trouve un autre monsieur dont c'est le métier de lui faire avouer.

    C'est tout !

    Le matin, sur le coup de neuf heures, ils sont ainsi quelques-uns qui, d'un pas tranquille, en fumant la pipe ou la cigarette, pénètrent dans le bureau du chef. Paris vient de vivre une nuit de plus et son existence dramatique se résume en quelques procès-verbaux, en quelques télégrammes que le patron feuillette d'un doigt négligent.

    — Dites donc, Guillaume, vos types ont remis ça, rue d'Hauteville.
    — Ça va ! Encore trois ou quatre jours et je les bouclerai…

    Les types de Guillaume, ce sont les perceurs de plafonds qui ont opérés vingt fois en un mois, toujours chez des bijoutiers ou chez des fourreurs. Si on dit les types de Guillaume, c'est parce qu'il est chargé d'eux et que, depuis un mois, il les observe en attendant le moment de les coincer.

    Quelqu'un lit le journal qui écrit avec amertume :
    Il semble bien que la police ait renoncé à mettre la main sur l'assassin de la débitante de la rue Picpus. L'enquête, qui dure depuis trois mois, a été close.

    Ce n'est pas vrai. Une enquête n'est jamais close. Mais allez expliquer aux gens qui ne savent pas que, justement, il ne faut rien faire, sinon attendre, et que, fatalement, dans un mois ou dans dix, l'assassin qu'on tient à l'œil, viendra se faire prendre ?

    Crime mystérieux. L'enquête révélera certainement des surprises…
    Mais non ! Maigret, maintenant, suce rêveusement sa pipe comme il a vu son collègue Guillaume sucer sa cigarette éteinte. Tout cela est de la littérature ! Il faut laisser dire les bavards. Quand on a vécu quarante ans dans la maison, on reconnaît d'une lieue le crime d'un fou. Or, il est bien probable que cette histoire autour de laquelle on mène si grand tapage trouvera sa solution dans la clientèle des asiles et des psychiatres.

    Fusillade, rue de Douai… dit le chef.
    Et Maigret grogne :
    — Dubois, va me chercher Grand Louis…

    Il laissera Grand Louis mariner pendant deux ou trois heures dans la salle d'attente avant de s'écrier :
    — Comment ! Tu étais là et on ne m'a pas prévenu ? C'est idiot ! Surtout qu'il ne s'agit que d'une formalité… Entre… Assieds-toi… Une cigarette… Ton frère va bien ? Tiens ! J'ai un copain qui l'a rencontré mercredi à Marseille…

    La petite formalité va durer huit heures, peut-être davantage, et finir par l'arrestation d'une demi-douzaine de malfaiteurs.

    Essayez, vous, de faire de la police avec du génie, des cendres de cigarette, des loupes perfectionnées ou encore, comme les G-Men américains qu'on voit au cinéma, avec des autos ultra-rapides et des mitraillettes…

    Maigret a préféré se cacher dans un coin du bureau du commissaire Guillaume et c'est là qu'un jour, il n'y a pas si longtemps, il a pris sa meilleure leçon de choses.

    — Asseyez-vous, cher monsieur…

    Cela n'a l'air de rien mais, pour que le commissaire Guillaume appelle cher monsieur un personnage qu'il fait asseoir en face de lui, dans son bureau banal de fonctionnaire…

    — Je suis désolé de vous avoir fait attendre. J'étais chez le patron au sujet d'une autre affaire… Au fait, qu'est-ce que je voulais vous demander ?…

    C'est ici que le commissaire Guillaume est Maigret cent pour cent. L'air ennuyé, il tiraille ses moustaches gauloises, change des papiers de place, tend son étui à cigarettes.

    — Ah ! oui, je me souviens, maintenant… C'est bien à dix heures que l'encaisseur Truphène s'est présenté chez vous avec la traite ?

    — A dix heures, oui…

    — C'est ridicule… L'inspecteur avait oublié de le noter au procès-verbal…

    Cela s'appelle un interrogatoire à la chansonnette. Rien de moins impressionnant. Rien de plus cordial. Mais rien de plus tragique.

    Le monsieur, qui est mal assis sur le bord de sa chaise et qui est arrivé, libre, au quai des Orfèvres, s'appelle Mestorino. On n'a rien contre lui, pas le plus petit commencement de preuve et, deux fois déjà, dans ce même bureau, il a été interrogé sans résultat. N'empêche que le commissaire Guillaume est persuadé qu'il a tué l'encaisseur Truphène et qu'il est décidé, ce soir même, à obtenir des aveux.

    — Je ne vous retiendrai pas plus longtemps… Mais tant que vous êtes là…

    Mestorino est si bien là, qu'il y restera dix-huit heures, sur la même chaise, en face du même commissaire qui, tout à l'heure, fera monter de la bière et des sandwiches et continuera l'entretien tout en cassant la croûte.

    — Je me suis dit ceci :… Puisque vous avez payé la traite, l'encaisseur avait vos trente mille francs sur lui quand il a été assassiné… L'assassin lui a volé cet argent… Donc, si on pouvait connaître les numéros des billets…
    — Je ne les ai pas notés…
    — Evidemment ! Vous ne pouviez pas prévoir ce qui allait arriver. Moi-même, je ne note jamais les numéros de mes billets de banque… Cependant, il y a peut-être un autre moyen… Vous ne deviez pas avoir trente mille francs chez vous… Vous les avez pris à votre banque… Qui sait si celle-ci ne connaît pas les numéros ?…
    — Je ne suis pas au courant.
    — Les billets étaient-ils neufs ?
    — Je ne sais pas…
    — C'est ennuyeux ! Faites un effort… Vous pouvez nous rendre un grand service… A quel banque avez-vous pris cet argent ?
    — Je ne me souviens pas…

    Ouf ! Le premier round est terminé : il est évident que Mestorino n'avait pas les trente mille francs et que la traite n'a pas été payée.

    — Vous n'avez pas soif ? Je vous fait monter un demi ?
    — Merci… articule l'autre, la gorge sèche.
    — Où en étions-nous… Ah ! oui… Tiens ! Où a-t-on mis mon code ?

    Et le commissaire fouille partout, téléphone, appelle un inspecteur, se trouve enfin en possession du bouquin où il cherche Dieu sait quoi.

    — Bon ! Je le pensais bien ! Vous ne risquez pas grand-chose. Il est évident que vous n'avez pas tué Truphène… (un bon rire) ; il n'est pas question de cela, n'est-ce pas… Par contre, je vais être obligé de relever contre vous un faux témoignage… Voyez vous-même le tarif… Car vous ne me ferez pas croire que vous avez payé votre traite… Cela saute aux yeux, mon vieux… Il est préférable de vous mettre à table… Sans compter que, puisque vous n'avez pas de casier judiciaire, vous obtiendrez le sursis…

    Un silence. Le garçon a de nouveau monté de la bière.

    — Ecoutez, Mestorino. Je vais vous dire comment les choses se sont passées. Quand Truphène est venu, vous n'aviez pas eu le temps de passer à la banque et vous lui avez demandé de revenir. Lui, vous connaissant, sachant que vous êtes un commerçant sérieux, vous a laissé la traite en annonçant qu'il serait chez vous à midi. Or, à midi, il n'est pas revenu, pour la bonne raison qu'il avait été assassiné ailleurs. Vous, vous avez commis l'imprudence de garder la traite sans avouer qu'elle n'était pas payée… Tout au plus pourra-t-on parler de tentative d'escroquerie ?… Que dit le code à ce sujet ?… Vous l'avez en main…

    Fin du deuxième round. Des heures se sont écoulées. La nuit est venue, les couloirs se sont vidés et seuls quelques journalistes attendent sur la banquette.

    — Bon ! Vous avouez que vous n'avez pas payé la traite. Il est trop tard, maintenant, pour revenir en arrière, puisque vous avez signé. Il me reste à vous faire remarquer que, selon plusieurs témoins, Truphène n'avait aucune confiance en vous et que jamais il vous aurait laissé une traite impayée. Vos affaires allaient mal, tout le monde le savait. Plusieurs fois, l'encaisseur s'est montré grossier envers vous. Je suis persuadé que, ce matin-là, il a été plus insolent que de coutume, qu'il vous a peut-être menacé, ce qui expliquerait de votre part un geste de colère. Supposons que sa tête ait porté sur le coin du bureau… Vous avez le code devant vous… Cherchez l'homicide par imprudence… Je ne me souviens plus du tarif…

    Après la nuit, le petit jour grisâtre, la maison qui s'emplit à nouveau d'allées et venues, des gens qui entrouvrent la porte et voient Mestorino toujours à la même place, le cendrier débordant de bouts de cigarettes et des miettes de pain sur le bureau.

    — Avouez, mon vieux, qu'on aille dormir. Vous serez tellement plus tranquille après !

    Et le premier aveu ne sera pas une parole de l'assassin, mais une odeur écœurante qui, soudain, remplira la pièce, trahissant la débâcle morale et physique de Mestorino.

    — Signe, va ! Et va te coucher…

    Je me suis dit parfois :
    — Cet animal de Maigret ne fera jamais rien de bon. Il est trop sentimental. Il lui arrive, au cours d'une enquête, d'avoir la larme à l'œil…

    Et Maigret m'a répondu en lançant placidement une bouffée de fumée :
    — Si vous croyez que Guillaume est de bois ! Il gueule, bien sûr, mais je gueule aussi et, dans le fond…

    Puis il m'a déclaré à brûle-poupoint :
    — Savez-vous qui, aux heures d'abattement, Mestonrino appelait-il dans sa cellule pour lui remonter le moral ? Le commissaire Guillaume !

    Puis il a ajouté avec l'air de ne pas y toucher :
    — Il n'y a pas que les affaires dont les journaux parlent. Il y a les autres, beaucoup plus nombreuses, des affaires de famille, le plus souvent, qui se règlent en chuchotant derrière les portes matelassées, avec accompagnements de sanglots…

    Et il y a aussi une façon cordiale d'envoyer quelqu'un au bagne :
    — Tu es un petit imbécile, voilà ce que tu es ! Tu as voulu faire le malin, montrer à ta bonne amie que tu étais un dur et tu as descendu la débitante comme un crétin que tu es, sans même avoir soin de mettre des gants. C'est bien fait pour toi… Une autre fois…

    Le plus fort, c'est que le gosse se met à chialer et à demander pardon comme il le ferait à sa mère !

    On a découvert au bois de Boulogne le corps de…
    Maigret, lui, le mien est à la retraite depuis trois ans, mais l'autre, qui lui a servi de modèle, s'est rendu au bois de Boulogne, dans un taxi, et s'est penché sur le corps, tandis que les photographes le mitraillaient.

    — Une grosse affaire, commissaire !

    Le commissaire grogne.

    — Une affaire sensationnelle… écrivent les journaux.

    Et le patron lui-même murmure :
    — Une affaire délicate…

    Le commissaire grogne toujours, va son petit bonhomme de chemin, sans s'émouvoir, car ce n'est pas parce que le crime est mystérieux à souhait et que les quotidiens lui consacrent quatre colonnes en première page qu'il faut s'emballer.

    C'est du beau boulot, voilà tout, du boulot vraiment intéressant, comme il vous en vous en tombe tous les deux ou trois ans.

    … Le jeune homme à lunettes… Le balayeur au langage choisi… Les polices secrètes et les mafias…

    Mardi… Mercredi… Jeudi… Témoignages… Recherches… Vendredi… Des témoignages qui s'écroulent et d'autres qui naissent… Vérifications et contre-interrogatoires… Samedi… Dimanche…

    Alors, le commissaire endosse son pardessus, met son chapeau et…

    Et celui qui a servi de modèle à mon Maigret s'en va tranquillement rejoindre l'autre dans la retraite en fumant philosophiquement sa… J'allais écrire sa pipe !

    Mais pourquoi diable s'obstine-t-il à fumer la cigarette ?

    Quant à la solution de l'énigme du bois de Boulogne, il aura toujours la ressource de la lire dans les journaux !



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