Sujet
            [Source : Jean Vigneaux in « La plus difficile 
            enquête de Maigret » (« Pourquoi pas ? », 
            n° 3'045 du 7 avril 1977).]
            
            [NDLR : 
Destinées est la vingt-et-unième et dernière 
            
dictée de Simenon. Il n'a toutefois pas tout dit ; il 
            n'est pas encore allé au bout de lui-même. Cet ouvrage 
            sera suivi d'une ultime mise au point (poing ?), 
Mémoires 
            intimes.]
            
            Simenon est un cas. Il a été le plus fécond des 
            romanciers modernes. Et puis un jour, fatigué sans doute d'assumer 
            l'imaginaire, il s'est mis à se raconter, avec une prolixité 
            qu'il s'était interdite jusque-là (même 
Pedigree, 
            cette autobiographie romancée était infiniment plus 
            secrète que [ses 
Dictées]).
            
            Je ne sais pas si Simenon, se dictant au magnétophone, mesure 
            la portée de sa confession. Il y a là, en tout cas, 
            un beau morceau d'anthologie psychanalytique. Rien ne manque de la 
            panoplie freudienne : le rejet des géniteurs (et plus précisément 
            de la mère), la culpabilité diffuse, le sentiment lancinant 
            d'avoir été chassé de l'Eden (l'enfance), etc.
            
            Quelque part, Simenon révèle qu'il fut somnambule pendant 
            soixante ans. Les dictionnaires et les traités, qui savent 
            tout, se montrent fort discrets sur la nature du 
rêve en 
            action. Au mieux, ils nous apprennent que l'on rattache le somnambulisme 
            à l'hystérie monosymptomatique. Ce qui n'est jamais 
            qu'une manière d'enfouir cette étrange manifestation 
            du subconscient dans le fourre-tout des complexes dipiens.
            
            Simenon, bien qu'il s'en défende, fut un 
refoulé. 
            Qui ne l'est, d'ailleurs ? Et je crois que ses évasions nocturnes, 
            comme sa boulimie romanesque (être les autres pour éviter 
            d'être soi), comme l'attirance qu'exercèrent sur lui 
            les clochards, comme la gêne qui lui inspirèrent les 
            animaux, je crois que tout cela relevait de l'effroi chrétien 
            devant le sexe. L'écrivain liégeois grandit dans le 
            désir de se punir de ses 
penchants abjects (pourtant 
            assez normaux si l'on en croit Jung) ; dès l'âge de treize 
            ans, il tenta de se libérer de sa hantise en sautant une gamine 
            pour laquelle il abandonna ses études gréco-latines 
            et s'infligea une formation mathématique ; à seize ans, 
            il crut s'émanciper par le journalisme ; à vingt ans, 
            il s'imagina pouvoir dominer ses 
vieux démons en écrivant 
            des récits 
galants.
            
            Simenon aimait citer cette phrase de Balzac : « Un personnage 
            de roman, c'est n'importe qui, dans la rue, qui va jusqu'au bout de 
            lui-même
 ».
            
            Après avoir, plusieurs centaines de fois, montré des 
            hommes qui allaient jusqu'au bout d'eux-mêmes, Maigret vieilli, 
            replié sur son enfance, de plus en plus coupé d'un monde 
            qu'il n'aime pas, a entrepris sa plus difficile enquête : se 
            retrouver. Il y a quelque chose de pathétique, de désespéré 
            dans cette ultime recherche.
            
            Une recherche que Gabrielle Rollin nomme : 
secret de l'énigme. 
            Quelle énigme ? L'homme, bien sûr, que le père 
            de Maigret s'acharne à comprendre, s'obstine à aimer, 
            à tenir pour 
alter ego.
            
            
[Gabrielle Rollin in « L'art de vieillir selon 
            Simenon » (in « Le Monde », du 15 juillet 1977).]