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  Pierre Deleuze.



 

Un Simenon peut en cacher un autre
En cliquant sur l'icône foncée, vous obtenez des détails sur un ouvrage auquel il est largement fait référence :

Alain Bertrand (in Le nouveau dictionnaire des auteurs - Paris, Robert Laffont, 1994) ;
 
Boileau-Narcejac (in Le roman policier - Paris, Payot, 1964) ;
 
Pierre Deleuse (in Les maîtres du roman policier - Paris, Bordas, 1991) ;
 
André Parinaud (in « Connaissance de Simenon » - Sans lieu, sans date) ;
 
Roger Stéphane (in Le dossier Simenon - Paris, Robert Laffont, 1961) ;
 
Louis Timbal Duclaux (in « La méthode Simenon » - « Ecrire Aujourd'hui », n° 22 de mars-avril 1994) ;
 
Henri Thyssens (in Bibliothèque Simenon - Liège, La Sirène, 1999) ;
 
Henri Thyssens (in Tout Simenon - Liège, La Sirène, 2003).
 

   

 
« Que Simenon soit aujourd'hui notre plus grand romancier, c'est ce que demain je ne serai plus seul à dire ».
André Gide.

Aujourd'hui, la place de Simenon parmi les grands romanciers francophones du XXe siècle ne devrait plus guère être discutée. Et pourtant, il occupe un statut incertain dans le champ des lettres françaises ! Parti du journalisme et de l'écriture presque industrielle, il s'est imposé comme un auteur original, mais sans être admis entièrement au sein de la littérature légitime.

Le caractère sériel de sa production comme l'emploi d'un modèle romanesque daté, issu de la tranche de vie réaliste, semblent l'éloigner de l'art novateur. La trajectoire suivie par l'écrivain est pourtant remarquable. Simenon commence par prendre appui sur un genre considéré comme trivial, le roman policier. Mais il restitue ce genre à la vraie problématique romanesque en refoulant à l'arrière-plan ce qui le définit ordinairement : la résolution d'une énigme.

Ce statut de grand romancier ne serait sans doute plus du tout contesté si son succès auprès du public n'était pas aussi étendu et, surtout, si ses livres n'avaient pas été jugés à ce point nombreux et inégaux. Sa rapidité d'écriture, l'immensité de sa production, son parcours de romancier populaire ayant investi la grande littérature dérangent. Bref, son œuvre - bien que majeure (ou, surtout à cause de cela !) - pose problème à l'institution littéraire française. Car Simenon, en dépit des louanges adressées par Henry Miller, Max Jacob, François Mauriac ou André Gide, ne correspond pas à l'image traditionnelle de l'écrivain telle que la définissent les instances de reconnaissance critiques.

Force est de convenir que la fécondité et le succès de Simenon - son talent original aussi - déconcertent. Comment, en effet, classer celui dont André Gide a prédit qu'il serait reconnu un jour comme « le plus grand de tous, le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature » ?

Il y a des clefs pour approcher Simenon. Et si l'on veut bien renoncer aux principes de la critique universitaire, on peut alors comprendre la valeur d'une œuvre singulière. On observera que Simenon nous parle d'un monde auquel peu ont accès, qu'il est le lucide champ clos de forces intenses, qu'il compose sous une emprise quasiment obsessionnelle. Aussi ses personnages incarnent-ils les formes vivantes de rêves envoûtants qui, sur une portée à peine soupçonnée, s'adressent aux parties de nous les plus volontairement ignorées. C'est-à-dire que Simenon crée une conscience sur une partie insolite de nous-même.

Chacun de ses romans n'est que le même rêve sans cesse recommencé et l'auteur ne tend à rien d'autre qu'à mettre en circulation les « données immédiates » de son tourment. Car son œuvre littéraire est son œuvre d'homme et nous concerne tous, non sur le plan artificiel de l'écriture ou de l'invention, mais sur celui - essentiel - de l'existence.

Grâce aux très nombreuses traductions et aux adaptations filmiques de ses romans, l'œuvre de Simenon a connu et connaît encore un rayonnement quasi universel. Le secret de ce rayonnement réside en partie dans la mise au point d'une formule romanesque simple et efficace, éminemment transposable.

Et si l'œuvre de Simenon plaît au monde entier, c'est peut-être parce qu'elle fixe l'image du petit-bourgeois occidental et traditionnel, enfermé dans sa province ou dans son quartier. Cette image, avec ce qu'elle porte de nostalgique, a su rassembler des publics fort variés. L'univers de Simenon est bien celui des petites gens, de leur vie plate et restreinte. Sur fond de grisaille, des accidents se produisent. Des déviances se font jour, s'exprimant tantôt dans un procès de dégradation, tantôt dans une tentative de sortie - avortée en général - de personnages cherchant à échapper à leur existence terne, faite de frustration et de résignation.



    Simenon par Tigy, sa première épouse.
Portrait signé Régine Sim, sans date (collection Jean Jour).
In Georges Simenon, d'Alain Bertrand
(Lyon, La Manufacture, 1988).


 
« Il y a donc un style Simenon, comme il y a un style Empire. Il existe aussi un empire Simenon, beaucoup plus vaste que l'empire de Napoléon. »
Paul Morand.

Le style Simenon. Avec ses fameux imparfaits et passés simples de l'indicatif, sa proverbiale économie dans l'emploi des épithètes comme des adverbes, son absence du mot pour le mot au profit du mot-matière.

La langue Simenon. Ce dépouillement tant vanté (stupidement qualifié de non style), c'est Diogène qui, voyant son enfant boire dans le creux de sa main, brise son écuelle en s'écriant : « Cet enfant m'apprend que je conserve encore du superflu. »

Et l'homme Simenon. Ce quêteur obstiné et permanent, c'est encore ce même Diogène qui, se promenant en plein midi dans les rues d'Athènes, une lanterne à la main, répondait à ceux qui le questionnaient : « Je cherche un homme. »

Toute l'œuvre de Simenon est construite à la fois dans cette langue (qui n'est rien d'autre que de la pudeur, du respect de l'autre) et à travers cette quête (qui n'est rien moins que le sens de sa propre vie). Aussi son langage est-il très dépouillé et plus il avance dans sa carrière littéraire, plus Simenon adopte un style sobre et classique, extrêmement lisible par tous.



   
Simenon par Roger Wild.
In « Les Nouvelles littéraires », n° 1'282 du 27 mars 1952).


 
« Je ne suis pas une personne que j'aimerais rencontrer. Je ne me suis pas sympathique à moi-même. D'où ce besoin régulier de m'évader de moi-même pour endosser, le temps de l'écriture, les personnalités d'autres personnages de tous âges, sexes ou conditions ».
Georges Simenon.


Simenon ne sait pas lui-même ce qui le détermine soudain à commencer un roman. La sensation peut-être d'avoir de la peine à continuer à vivre ? Pour éluder la question, il donne cette explication que lui fournit Chaplin : « Tout le monde est plus ou moins névrosé. Dès que vous vous sentez mal dans votre peau, vous écrivez un roman, moi je fais un film. Vos livres, mes films remplacent pour nous le psychanalyste. La différence est qu'au lieu de le payer, c'est nous qu'on paye. »

L'envie d'écrire un roman s'empare de Simenon à intervalles réguliers, comme un besoin pressant : celui de changer de peau, de quitter sa personnalité pour s'approprier celle d'un(e) autre. Quand ce besoin commence à poindre, il fait dans la campagne une longue marche qui peut durer jusqu'à six heures. Pour se vider de ses soucis, de ses occupations, de sa propre personnalité. Au cours de cette marche, il respire des odeurs qui lui évoquent d'abord des souvenirs de lieux. Et à ces lieux, il associe peu à peu des visages qu'il combine à des traits empruntés à des personnes rencontrées au cours de son existence et auxquels il ajoute - pour synthétiser le tout - une petite étincelle. Il crée alors la personnalité de son héros et des autres personnages. C'est la personnalité de celui-là qu'il va habiter, comme un forcené, pendant la quinzaine de jours que dure généralement son écriture.

Avant d'écrire un roman, s'il y a des épidémies de grippe par exemple, Simenon fait passer un examen médical à sa femme et à ses enfants pour s'assurer qu'ils ne couvent aucune maladie. Il prend toute précaution pour ne pas être dérangé par des incidents extérieurs, parce qu'il ne peut pas poursuivre un roman qu'il aurait été amené à interrompre : il ne peut que le jeter. Ce qu'il aura fait, à quelques très rares exceptions près.

Simenon s'isole complètement pour entrer en écriture. Hormis sa femme, qu'il voit deux heures par jours, il reste absolument seul. Il s'enferme dans son bureau avec ses outils de travail en interdisant qu'on le dérange. Il a ses pipes, du papier, des crayons, sa machine à écrire, des documents : tout est à portée demain. Il commence par rédiger des fiches personnages comportant leur curriculum vitae complet. Pour choisir leur nom, il feuillette l'annuaire du téléphone. Différents guides lui servent à définir leur cadre de vie : il dessine le plan du quartier et de l'appartement. Pour les transports, il consulte l'horaire S.N.C.F. Il veut absolument que tout soit le plus véridique possible. Tous ces renseignements obtenus sont placés dans autant d'enveloppes jaunes au nom des personnages. Pour compléter sa documentation, il peut lire des livres spécialisés, faire des visites sur les lieux réels ou similaires. Cette phase s'achève quand tout le matériau est prêt.

Dès lors, Simenon écrit. Ses romans comptent le plus souvent onze chapitres qu'il rédige en onze jours seulement. Pourquoi ce chiffre ? Parce que c'est le maximum qu'il peut endurer en changeant de peau (vers la fin de sa vie, il réduira cette durée à sept ou huit jours).

Voici sa manière de poser le problème : étant donné tel personnage, vivant dans tel cadre, quel est l'incident, même minime, qui peut le pousser à aller jusqu'au bout de lui-même et à passer à l'acte ? Quelle est cette poussière qui va gripper le mécanisme bien réglé d'une vie ordinaire ? Quand il le saura, il tiendra son intrigue et l'écriture détaillée pourra suivre.

Simenon rédige le matin. Entre cinq heures et neuf heures (soit la production d'une vingtaine de pages). Et durant l'après-midi, il se promène seul, en ruminant intérieurement le chapitre du lendemain. Son roman, il écrit deux fois : d'abord à la main, ensuite à la machine - sans pratiquement regarder le manuscrit - et frappe ses chapitres en état de profond déséquilibre mental, comme possédé par son principal protagoniste, dont la personnalité et les mobiles le hantent.

Durant son mariage avec Denyse (du moins pour un certain nombre de romans et jusqu'en 1961), c'est elle qui regarde les deux versions et collationne. A la fin, Simenon se relit et se corrige (cette tâche de révision l'occupe deux ou trois jours). Mais très légèrement, et toujours dans le sens de la clarté (il a pris cette habitude pour faciliter la tâche de ses traducteurs !). Quant aux épreuves, il ne s'en préoccupe pas : « il y a une secrétaire pour ça ».

Et dès que Simenon a fini un roman, il va chez les filles. « Pas seulement alors », s'exclame-t-il en riant ! Ce comportement ne contrarie-t-il pas Madame Simenon (il s'agit ici de Denyse, la seconde épouse de l'auteur) ? « Non, Georges pourrait avoir envie de se baigner, de se rouler sur le sable, de galoper à cheval ; il préfère aller chez les filles. Je ne vois pas quelle importance ça a. Je ne crois pas qu'une femme doive être jalouse, la jalousie est possessive et la femme n'a pas à posséder, elle doit être possédée. » Et s'il avait une maîtresse ? « Alors je partirais immédiatement : c'est que je n'aurais pas su lui donner ce qu'il est en droit d'attendre de moi. »

Et Simenon comment se débrouille-t-il pour trouver des filles n'importe où, là où il a terminé un roman ? « D'abord je peux aller voir les responsables locaux de la police qui me communiquent, généralement, leurs fiches. Et puis, les concierges des grands hôtels ont toujours des adresses. » Les filles avec lesquelles vous couchez savent qui vous êtes ? « Parfois oui, parfois non. »

Ces dialogues sont cités par Roger Stéphane dans son Dossier Simenon. Il indique qu'il ne les aurait pas mentionnés si, relisant quelques semaines plus tard Maigret se trompe, il n'y avait trouvé comme une description du comportement de l'écrivain sous les traits du personnage Etienne Gouin, un grand chirurgien : « Je ne me souviens pas qu'il ait pris de réelles vacances. Sa dépense d'énergie est incroyable, dit de lui sa femme. Et la seule façon qu'il ait jamais eu de se détendre est avec des femmes. […] Il n'est pas homme à faire la cour aux femmes, il n'en aurait ni la patience, ni le goût. Ce qu'il leur demande c'est une détente brutale […]. Toutes les femmes qu'il prenait étaient des filles du peuple. »



  Deuxième partie